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Belgangle et son réseau de chemin de fer |
Pour Belgangle, c'était différent. L'île maudite est bien trop proche des côtés de ses ravisseurs historiques. Abandonner ce lopin de terre invivable aurait sans doute permis d'économiser des sommes colossales d'argent, surtout au Royaume-Uni exsangue, détruit par cinq années d'une barbarie inouïe. S'il n'était pas question de richesse, alors il s'agissait clairement d'un problème d’ego. De prestige. Donner l'autonomie à ce caillou coincé entre Londres et Amsterdam? Autant laisser les coudées franches aux soviétiques, un porte-avion naturel. Et ils savaient, les anglais, combien cela pouvait se révéler dangereux. Sans compter bien sûr qu'octroyer des droits à ses bannis d'ailleurs aurait donné des raisons de croire aux esclaves qui gisaient par-delà les océans. Il ne fallait rien lâcher. Libre-Indépendance s'était construit sur cette croyance, les britanniques ne lâcheraient pas un pouce de terre, fût-elle pourrie jusqu'au fond des tombes de ceux perdus corps et âmes pour sa défense.
Un noyau composé d'officiers de la première s'était très vite agrandi de quelques faiseurs de veuves. Des professionnels rompus à l'art du combat, dont les nerfs avaient été lissés par les pires situations. Puis le corps des sous-officiers du bataillon avait suivi, ameutant leurs hommes désormais laissés pour compte par un gouvernement factice qui ne savait que faire de ces criminels de guerre. Ils l'étaient tous, par la faute d'un seul: leur chef. Ils ne l'ignoraient pas, mais ils savaient aussi pertinemment pourquoi il avait tué de sang froid ce jour là. Le temps d'une guerre le secret avait été gardé. A l'armistice il avait été révélé, trop tard, le responsable s'était déjà évaporé. Qui parmi ses compagnons d'armes aurait pu lui reprocher? Tous les commandos, au fil des mois, avaient eu le temps de faire la part des choses. Pour arriver à une conclusion unique: les mêmes qui les avaient plongés dans une lutte fratricide les avait reniés. Il ne restait pour eux qu'une solution, prendre le maquis contre leurs propres frères, encore une fois, mais avec la passion d'une cause trop longtemps écrasée. Celle d'un pays libre et autonome, maître de son destin.
Des décennies de lutte avaient menés Belgangle à sa destinée, une liberté chèrement acquise, payée du prix du sang. Des milliers, des dizaines de milliers de morts. Trois véritables batailles rangées, une économie cachée, une organisation clandestine si gigantesque que d'aucun avaient imaginé qu'il s'agissait, pour la première fois de l'histoire, d'une lutte complètement populaire. Même les soviétiques n'avaient pu intégrer les rangs de cette machine de guerre invisible. Les coups durs avaient été surmontés un à un pour, finalement, devant l'insistance d'une Europe en quête de légitimité, obtenir ce précieux droit inné. Celui de vivre à sa guise dans la liberté la plus totale. Excepté ... que jamais une telle liberté ne devait se présenter. Au traité du mensonge signé avait succédé quelques années de répit. Les convaincus étaient rentrés chez eux, reconstruire leurs maisons, leurs familles déchirées par l'absence, la douleur ou l'incompréhension. Comment donc, à quelques dizaines de kilomètres d'un monde en paix, des hommes pouvaient-ils ressentir le besoin de se battre contre un envahisseur qui se contentait de gouverner? Leur hérésie n'avait plus de sens. Alors petit à petit, dès 1997, la très grande majorité d'entre eux avaient mis leur passé de côté.
Seuls les plus vieux, usés et inutiles, avaient continué à se voir. Bientôt rejoints par quelques incorruptibles idéalistes. Cette fois ce n'était plus une cause qui leur servait de liant, mais bien la peur. En 2001, leur seul tort fût de n'avoir jamais accepté le compromis proposé. Si les armes n'avaient plus été sorties, ils restaient persuadés que l'avenir leur donnerait raison. A coup de tracts et de slogans, ils s'acharnaient à maintenir une conscience collective. Aidés en cela par un butin de guerre phénoménal quoique jamais estimé avec justesse. Il pouvait tout aussi bien s'agir d'un coup de poker, Libre-Indépendance n'en avait jamais vendu le secret. L'ère du terrorisme posant ses gros sabots sur un territoire fragile et en proie à ses vieux démons, incapable de pardonner ses enfants pour lui avoir ouvert les yeux, leur peur s'était à nouveau transformé en cause. Pacifique cette fois. Néanmoins prête à agir pour sa propre défense et les intérêts d'un pays paralysé par sa propre inaction. Leurs slogans n'avaient plus cours, face aux publicités. Leurs tracts se perdaient dans un flot d'informations contradictoires. Un gouvernement d'union nationale n'avait pas su mener le pays sur la voie du développement. Le temps passait bien vite et la communauté internationale sa garda bien de réagir lorsqu'un premier contingent remis les pieds sur Belgangle. Quatre ans jour pour jour après l'avoir quitté.
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