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samedi 5 janvier 2013

Juste des esclaves du passé

Il faudra quatre jours avant qu'enfin les infirmières lui laissent un journal. Quatre journées aussi longues que des années, passés à supputer sur ce qui lui était arrivé. Du temps, il en aurait vendu pour pouvoir retourner sur les lieux de la fusillade. Juste une heure, pour voir ce qu'il restait du carnage. Evidemment, les gros titres devaient avoir disparu depuis tout ce temps. La presse quotidienne ne s'encombre que rarement des sujets refroidis, ou alors pour boucher des trous. Il ne connaissait pas encore cette frustration d'être la victime oubliée d'un conflit éphémère. Erreur de jugement grotesque, sur la Une s'étalait encore un tire rouge sang: "Le mouvement Libre-Indépendance mis en cause". Purement factuel, pas d'accroche, rien qui puisse donner l'envie de lire les pages intérieurs.

Belgangle et son réseau de chemin de fer
Si ce n'est ce nom: Libre-Indépendance. Un mouvement vieux de plus de sept décennies. Réputé pour sa cruauté envers ses adversaires et sa folie meurtrière lorsqu'il est question de sa survie. John savait ce dont son père et quelques imbéciles avaient été capables à l'époque. D'un claquement de doigt ils ôtaient la vie, aux britanniques ennemis comme aux citoyens innocents. A l'époque la situation était toute autre. Au sortir de la guerre, Harry et sa bande de commandos, qu'il avait formé, choyé et mené au front s'étaient perdus dans de vaines illusions. Un imbroglio politique avait achevé de les convaincre: l'opposant n'était plus tant les allemands que les puissances coloniales. Un vent de liberté soufflait d'ailleurs sur les mondes asservis aux quatre coins du monde. Ce n'était que justice d'espérer un traitement équivalent. Puis des guerres s'étaient déclarés, foyers de violence lointains au sein desquels les erreurs des uns étaient les victoires des autres, même s'ils ne le savaient pas encore.

Pour Belgangle, c'était différent. L'île maudite est bien trop proche des côtés de ses ravisseurs historiques. Abandonner ce lopin de terre invivable aurait sans doute permis d'économiser des sommes colossales d'argent, surtout au Royaume-Uni exsangue, détruit par cinq années d'une barbarie inouïe. S'il n'était pas question de richesse, alors il s'agissait clairement d'un problème d’ego. De prestige. Donner l'autonomie à ce caillou coincé entre Londres et Amsterdam? Autant laisser les coudées franches aux soviétiques, un porte-avion naturel. Et ils savaient, les anglais, combien cela pouvait se révéler dangereux. Sans compter bien sûr qu'octroyer des droits à ses bannis d'ailleurs aurait donné des raisons de croire aux esclaves qui gisaient par-delà les océans. Il ne fallait rien lâcher. Libre-Indépendance s'était construit sur cette croyance, les britanniques ne lâcheraient pas un pouce de terre, fût-elle pourrie jusqu'au fond des tombes de ceux perdus corps et âmes pour sa défense.

Un noyau composé d'officiers de la première s'était très vite agrandi de quelques faiseurs de veuves. Des professionnels rompus à l'art du combat, dont les nerfs avaient été lissés par les pires situations. Puis le corps des sous-officiers du bataillon avait suivi, ameutant leurs hommes désormais laissés pour compte par un gouvernement factice qui ne savait que faire de ces criminels de guerre. Ils l'étaient tous, par la faute d'un seul: leur chef. Ils ne l'ignoraient pas, mais ils savaient aussi pertinemment pourquoi il avait tué de sang froid ce jour là. Le temps d'une guerre le secret avait été gardé. A l'armistice il avait été révélé, trop tard, le responsable s'était déjà évaporé. Qui parmi ses compagnons d'armes aurait pu lui reprocher? Tous les commandos, au fil des mois, avaient eu le temps de faire la part des choses. Pour arriver à une conclusion unique: les mêmes qui les avaient plongés dans une lutte fratricide les avait reniés. Il ne restait pour eux qu'une solution, prendre le maquis contre leurs propres frères, encore une fois, mais avec la passion d'une cause trop longtemps écrasée. Celle d'un pays libre et autonome, maître de son destin.

Des décennies de lutte avaient menés Belgangle à sa destinée, une liberté chèrement acquise, payée du prix du sang. Des milliers, des dizaines de milliers de morts. Trois véritables batailles rangées, une économie cachée, une organisation clandestine si gigantesque que d'aucun avaient imaginé qu'il s'agissait, pour la première fois de l'histoire, d'une lutte complètement populaire. Même les soviétiques n'avaient pu intégrer les rangs de cette machine de guerre invisible. Les coups durs avaient été surmontés un à un pour, finalement, devant l'insistance d'une Europe en quête de légitimité, obtenir ce précieux droit inné. Celui de vivre à sa guise dans la liberté la plus totale. Excepté ... que jamais une telle liberté ne devait se présenter. Au traité du mensonge signé avait succédé quelques années de répit. Les convaincus étaient rentrés chez eux, reconstruire leurs maisons, leurs familles déchirées par l'absence, la douleur ou l'incompréhension. Comment donc, à quelques dizaines de kilomètres d'un monde en paix, des hommes pouvaient-ils ressentir le besoin de se battre contre un envahisseur qui se contentait de gouverner? Leur hérésie n'avait plus de sens. Alors petit à petit, dès 1997, la très grande majorité d'entre eux avaient mis leur passé de côté.

Seuls les plus vieux, usés et inutiles, avaient continué à se voir. Bientôt rejoints par quelques incorruptibles idéalistes. Cette fois ce n'était plus une cause qui leur servait de liant, mais bien la peur. En 2001, leur seul tort fût de n'avoir jamais accepté le compromis proposé. Si les armes n'avaient plus été sorties, ils restaient persuadés que l'avenir leur donnerait raison. A coup de tracts et de slogans, ils s'acharnaient à maintenir une conscience collective. Aidés en cela par un butin de guerre phénoménal quoique jamais estimé avec justesse. Il pouvait tout aussi bien s'agir d'un coup de poker, Libre-Indépendance n'en avait jamais vendu le secret. L'ère du terrorisme posant ses gros sabots sur un territoire fragile et en proie à ses vieux démons, incapable de pardonner ses enfants pour lui avoir ouvert les yeux, leur peur s'était à nouveau transformé en cause. Pacifique cette fois. Néanmoins prête à agir pour sa propre défense et les intérêts d'un pays paralysé par sa propre inaction. Leurs slogans n'avaient plus cours, face aux publicités. Leurs tracts se perdaient dans un flot d'informations contradictoires. Un gouvernement d'union nationale n'avait pas su mener le pays sur la voie du développement. Le temps passait bien vite et la communauté internationale sa garda bien de réagir lorsqu'un premier contingent remis les pieds sur Belgangle. Quatre ans jour pour jour après l'avoir quitté.

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