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mercredi 16 janvier 2013

Un pardon coupable 2/2

[...] Gagné! Une tête pointe du troisième étage, John se redresse et crie de peur à la vue de l'agent qui s'approche. Devant comme derrière la barrière, des visages amusés regardent le pauvre fêtard faire dans son pantalon. L'un d'eux n'est pas rassuré. Son regard inquiet trahit ses intentions, sans un mot il saisit la boîte en carton - trempée par la glace fondue - et s'en retourne à sa tâche. Cinq mètres plus loin, il joue son acte. La boîte dégoulinante finit dans la poubelle, deux agents rient de sa maladresse. Ils ne l'ont pas vu tirer un petit bout de papier du carton.

Il ne faut pas longtemps aux deux acolytes pour comprendre ce dont il est question. En quelques secondes ils extraient de la cache le portable. La menace est écartée, provisoirement. Dehors les cris et les rires ont fait place au silence, seul le vent qui s'engouffre entre les tours des environs jette son cri strident aux oreilles de ceux qui le craignent. Un dernier tour d'horizon, les deux policiers factices éteignent les lampes et quittent les lieux. Quelques enjambées plus tard, ils repassent le barrage en sens inverse. Le tout sous le regard moqueur des agents en faction. L'un d'eux tente tout de même une approche, maladroite, un peu trop curieux. Les deux hommes restent de marbre, pas même un regard. Voila encore de quoi alimenter les commérages au commissariat: un couple de vaniteux, trop imbus de leur personne pour même daigner regarder leurs collègues. A se demander s'ils sont du même camp, quand viendra la pluie, seront-ils des alliés? Ou bien ce sera chacun pour sa peau? Toute amorce à la discussion est bonne à prendre. De petits flocons de neige se mettent d'ailleurs à tomber, signe annonciateur s'il en était encore besoin que la nuit sera extrêmement longue.

Planqué à quelques centaines de mètres, dans une rue à l'abri des vues policières, John attend ses camarades. A peine ont-ils tourné au coin de la rue qu'il comprend que tout va bien. La démarche est sûre d'elle, ils sont sortis rapidement, sans encombre. Il ne lui en faut pas plus. Tournant les talons il laisse là les deux snipers improvisés et gagne le boulevard au travers d'un parc. La nuit sombre et tourmentée gagne subitement en féerie. La neige tombe dru, les rues se pavent de gigantesques dalles blanches que rien ne vient troubler, sinon un véhicule visiblement gêné de détruire l'oeuvre de la nature. John se sent apaisé. Il traverse les quatre bandes qui mènent au trottoir parallèle. La chance est revenue, du moins la malchance n'a-t-elle pas pu jouer une fois de plus le clairon d'un jour cruel. Paisiblement il descend vers la foule, au loin quelques feux d'artifice égaient le ciel tacheté de blanc avec cent et une couleurs vives. Pour un peu, on croirait qu'un autre drame se joue, encore.

Il n'est pas loin d'y croire et un autre sombre pressentiment envahi son être. Une colonne de véhicules de police remonte le boulevard à toute allure. Sirènes hurlantes et gyrophares trouent l'amas de fêtards qui s'amuse en une gigantesque bataille de neige. Curieux mais inquiet à la fois, il s'enfonce de quelques pas dans la première ruelle sombre qui croise son chemin. Il fait froid, le gel attaque ses mains nues et il ne pense qu'à rejoindre un logis chaleureux. La mission d'abord, quelle mission? Il le saura plus tard. John soupire sans s'en rendre compte, de soulagement. Les engins bleus et blancs défilent devant lui sans s'attarder davantage. La ruse n'a pas été éventée pour autant qu'il sache, sinon ils auraient quadriller le quartier avec plus de largesse. Non, ils filent droit vers le barrage. Quelques véhicules stoppent peu avant, bloquent la circulation. En un clin d'oeil et malgré le manteau neigeux qui rend toute manoeuvre complexe, la carrefour se vide. Les autres voitures ont pris position à l'orée des deux branches restantes. Là, il n'y tient plus. Il sait qu'un gigantesque chantier borde pratiquement son ancien perchoir. De là il aura une petite idée de ce qui se trame, en principe, à condition de ne pas croiser le gardien.

Cinq minutes plus tard, le chantier se dresse face à lui. A l'autre bout, surprise, un groupe de policiers entame l’ascension des étages vides et en proie aux rafales de vent. Sa capuche bien coincée, il se glisse entre deux grilles et court à demi courbé vers l'ombre du bâtiment désossé. A l'évidence le ou les gardiens de nuit seront attirés par les flics. Lui peut sans crainte investir le rez-de-chaussé et trouver un bon point d'observation. Ah, merde, il aurait dû rappeler ses gars. Tant pis, trop tard, leur venue serait trop remarquable. Déjà les échos des policiers en mouvement sont perceptibles. Il lui faut trouver une cachette sans tarder. A sa grande surprise, ils stoppent leur progression. Il comprend vite pourquoi. Le barrage qui lui servait de scène improvisée un quart d'heure plus tôt est ébréché et deux véhicules se sont installés face à lui. Une quinzaine de mètres à peine le sépare des hommes qui en descendent. Deux d'entre eux, à l'arrière, sont en train de revêtir une tenue particulière. La neige virevoltante, même avec une distance si courte, l'empêche de déterminer précisément de quoi il est question.

Des démineurs! Son sang ne fait qu'un tour. Vu leur empressement la menace n'est pas anodine. Et de fait, un robot mis en branle de l'autre côté des petits camions se dirige droit vers la placette qui borde le centre d'accueil de nuit. Il n'en croit pas ses yeux. Comment en une semaine ce quartier d'ordinaire si calme peut-il se transformer en champ de tir puis en cible d'une attaque à la bombe? A l'évidence, il ne saisit pas tout. Des éléments manquent, cruellement, à son analyse. A moins que ...
Inutile de s'attarder. Au mieux il verra ces experts en explosifs accomplir leur tâche avec brio. Au pire la charge supposée éclatera et, vu la configuration des lieux, il ne sera pas épargné. Si les policiers qui gardent l'accès au chantier le repèrent, ils croiront à un SDF venu chercher la quiétude d'un toit, fut-il soumis aux températures hivernales. Pas de chance, à la sortie du chantier, d'autres hommes ont pris position. Il ne lui reste qu'à s'éloigner au maximum de la zone de danger, se coucher quelque part dans l'ombre et patienter, en espérant que les démineurs connaissent leur affaire.

Une fois de plus, il ne peut que remercier Jacques et les autres pour l'entraînement dispensé pendant de longues années. Des conseils de grande valeur. Trois heures plus tard, il semble que rien ne se soit passé. Soit qu'il s'agisse d'une fausse alerte, soit que la charge ait été désamorcée sans mal. Ou presque. Il rampe délicatement vers l'autre côté du chantier. Riche idée, le sol est jonché de détritus et si ce n'est le bruit du vent, sa progression aurait été entendue par tous les factionnaires des environs. Pourtant il finit par rejoindre, sans encombre, sa précédente cache. De fait, une valise à roulette gît, percée par le puissant canon à eau du robot. Les camions ont disparu, mais le robot et les démineurs sont toujours là. Ils examinent chaque recoin de la rue. Et vu le nombre d'axes qui mènent à cette placette, il y a du boulot. Chaque voiture est inspectée, une à une, à l'aide des caméras embarquées. Quant aux deux démineurs, il se contentent de demeurer à l'abri des façades qui lui font face. Trop concentrés par leur mission, ils ne pensent pas à regarder vers lui. Heureusement car la neige a cessé d'emplir le ciel, chaque mouvement à l'extérieur du bâtiment laisse désormais des traces indélébiles tant que d'autres flocons ne viennent pas les combler. Quoi ou quoi qui soit à l'origine de tout ce remue-ménage a bien jouer son coup. Les rues ont dû être vidées en un éclair de tous les convives d'un réveillon entaché par la peur. Quant à la fameuse scène du tir au pigeon, vu le nombre d'intervenants imprévus, il sera encore plus difficile d'en tirer davantage d'éléments probants.

John doit malgré toutes les questions qui le submergent trouver un échappatoire. Le jour finira par se lever et les lieux seront bien vite encombrés d'agents de police de toutes sortes. Anti-terrorisme y compris. Et ceux-là ne feraient pas dans la dentelle s'ils le découvraient. Il sait que les parkings sont aisément accessibles par diverses trappes, creusées afin de permettre le passage d'outils de chantier. Il tentera sa chance par là. D'abord, en trouver une. Ce n'est pas difficile, elles forment des taches plus sombres sur le sol de béton, rendu brillant pas l'humidité. Sans réfléchir il rampe à toute vitesse vers la plus proche puis se laisse pendre à bout de bras, tenu uniquement par ses doigts brûlés par ses déplacements et insensibles à cause du froid. Un coup d'oeil, tout va bien, il n'y a qu'un étage. Il ne risque donc pas de chuter de plusieurs étages jusqu'à heurter le fond du parking. C'est que la bâtisse est immense, plusieurs niveaux destinés aux véhicules s’empilent sur les fondations. Il se laisse tomber, ses lourdes semelles semblent faire résonner les colonnes qui l'entourent. Silence. Les yeux fermés il pénètre l'obscurité avec ses oreilles. Personne, ou alors ils jouent le jeu. Un pas, deux, trois, pas davantage de mouvement. Le voila libre, provisoirement. Les policiers ont probablement obstrué l'entrée du parking. Est-il trop prudent ou ont-ils commis une erreur impardonnable? Toujours est-il que si les rues sont bloquées, un peu plus loin, l'entrée n'est pas gardée. John garde tout de même son sang froid, il lui faut louvoyer entre les espaces couverts par les caméras de surveillance. Il ignore si elles fonctionnent mais inutile de prendre de risque. Dix minutes plus tard, plus guidé par l'instinct que par une réelle analyse des lieux, le voila libre comme l'air. Il n'a même pas eu à rejouer une comédie pour tromper les policiers placés sur les barrages. Par contre, il se maudit d'avoir pris tant de risques. Il n'en sait guère plus que ce qu'aurait pu lui dire un informateur quelconque. Fichue curiosité, et cet instinct, il n'est pas infaillible. Ton heure viendra John.


mardi 8 janvier 2013

Un pardon coupable 1/2

Un pays comme Belgangle est à la croisée des chemins. Son histoire tortueuse ne l'a jamais exemptée des influences positives continentales. Quand les pires rébellions mettaient la nation à feu et à sang, il se trouvait toujours un politique illuminé pour obtenir une avancée sociale. Sur le modèle d'autres pays européens, Belgangle a développé une véritable économie étatique. Seul bémol, tout se faisait exclusivement au profit de la couronne britannique. Certainement après la Seconde Guerre Mondiale. L'adage "diviser pour mieux régner" prenait encore une fois tout son sens. Libre-Indépendance devait alors mener une contre-insurrection particulièrement féroce: pour construire un rêve, il fallait tout détruire, ôter le pain de la bouche d'une population achetée à bas prix. "Tant qu'il n'y aura pas de files devant les boulangeries, personne ne bougera le petit doigt", répétait souvent Harry. Une maigre motivation pour ses hommes, affamés et effrayés. Nombreux sont ceux qui ont cédé à l'appel d'une existence moins pénible. Ni Harry ni ses lieutenants ne leur en voulaient, mais à la première occasion, ils passaient du statut de transfuge à celui de victime du terrorisme. Jusqu'à ce que, par expérience, la police d'état cesse de faire la publicité d'un énième abandon de poste. Convaincu de la première heure comme simple messager inconscient, tout contestataire devenait de facto coupable et hors-la-loi.

Quelques décennies plus tard, si les fusils ont été gentiment rangés au placard, il n'en reste pas moins une profonde fracture de la société. Une autre forme de misère est apparue. Tous les soirs, il suffit de jeter un oeil dans la rue pour la contempler ou l'ignorer pudiquement. Et avec l'instabilité financière, l'incapacité d'une classe politique devait forcément aboutir à plus de précarité encore. Ces hommes et femmes qui, un jour vivotaient grâce à un petit boulot. Regardez le lendemain, quémander une pièce à genou. Le froid et la dureté des pavés? Un moindre mal, ces quelques centimes chichement concédés le font vite oublier. A peine. Une soirée de calme, dans la pénombre, ils ingurgitent vite une bouteille de vodka frelatée, au mieux. Puis ils s'endorment au gré des patrouilles policières. Tandis que le reste de l'Europe constate péniblement une hausse du taux de chômage, ces abrutis perdus emplissent les rues belgangliennes. Ici il n'y a pas de touristes, personne pour qui nettoyer les rues. Pas même le soir de la Saint-Sylvestre.

La foule se presse au pied de ce qui fut, jadis, le siège des services de renseignement britanniques. Un lieu de triste mémoire, aussi splendide que hanté par les dix mille âmes. Arrachées à leur corps sans ménagement aucun. Pas ce soir. Ce soir la population oublie la peur du lendemain, elle chante, dans et fête l'an neuf. A quelques centaines de mètres, un cordon de police barre la route. Voila plus d'une semaine que les évènements ont précipité ce coin de la capitale au coeur de l'actualité. Après les prélèvements d'une police scientifique à cours de moyens, c'est une société chargée de faire disparaître les traces de la fusillade qui a envahi les lieux. Puis, la veille du réveillon, un dispositif policier.

Mauvaise affaire. Les services sociaux chargés de recueillir les malheureux n'a pas eu d'autre choix que de fermer. Plus de file au coin de la rue. Quant aux mendiants, sans papiers, sans abris, alcooliques, drogués et autres familles nécessiteuses, chacun sa merde. Les riverains? Relogés dans des hôtels miteux  pour moitié à leurs frais. Austérité oblige. Sauf un, John. L'accès empêché au studio de veille est une mauvaise affaire. Double. Tant parce qu'en cas de fouille, improbable mais toujours possible, les forces de l'ordre n'auraient aucune difficulté à remonter jusqu'à lui. Ou à l'un de ses camarades. Ensuite car pour se débarrasser des preuves potentielles, il allait devoir faire jouer quelques relations. Ce qui n'est jamais une mauvaise nouvelle en soi, si le mouvement connait sa responsabilité. En l'occurrence, tout est question d'apparence. Demander quelque grâce à tel ou tel officier de police éveillerait inévitablement sa curiosité, un brin de soupçon suffisant si l'énergumène ne savait pas se taire avec un verre dans le nez. Tant pis. L'homme qui connait l'homme n'avait besoin que de quelques heures pour entrer en contact avec la femme d'un agent, qui remonterait l'information plus haut, toucherait le supérieur de son supérieur. Lequel ne perdrait pas de temps, en principe, à prévenir tel ou tel service du passage de deux tireurs d'élite chargés d'analyser la scène du crime. On pense qu'un tireur a pu se réfugier à l'étage et faire un carton depuis une fenêtre. D'où vient le tuyau? Un indic' en mal d'héroïne s'est fait tirer les vers du nez par un jeune policier prometteur, et puis cela ne coûte rien d'aller voir. Sur le coup de vingt heures, deux individus franchissent le barrage. Peu après la relève du piquet de garde. Derrière eux les véhicules continuent inlassablement d'être déviés vers une voie parallèle.

Tout va pour le mieux. John a prévenu ses gars de prendre leur temps pour nettoyer le studio. Ils disposent de quatre heures avant la relève suivante. Un calepin en main ils entrent dans le bâtiment. Il porte les stigmates d'une bataille rangée, quelques gouttes de sang oubliées rappellent que des hommes sont morts. Sept, quatre blessés. La folie de la situation avait suffit à justifier que deux tireurs émérites se déplacent un soir de fête. De toute manière, ils étaient de garde à la caserne s'était cru obligé de préciser l'un des deux au type de faction. La porte ouverte, ils s'engouffrent dans la cage d'escalier.

Un pressentiment horrible.

John se souvient. Peu après avoir évacué le studio, ne sachant tout emporter avec lui, il avait dû abandonner un portable sous une planche de parquet. Sage précaution, si les services de police avaient eu le nez creux, s'ils étaient montés et avaient enfoncé la porte, ils auraient découvert quelques armes. Inutilisées, les analyses balistiques l'auraient révélé. Par contre les gros titres du lendemain étaient tout faits. Une cache d'armes, situé opportunément juste au-dessus de la scène d'une pièce tragique. Parfait pour l'enquête. Ces armes là n'y sont pour rien? Les tireurs ont emporté celles qu'ils ont employé. Peut-être s'agissait-il de trafiquants? Que non, le studio appartient à un mort. Qui? Un ancien comptable, fils d'un autre comptable d'ailleurs. Découverte de poids, ce gus là était proche de Libre-Indépendance. Des fils se touchent, ce n'est pas la première fois que les reliques du mouvement apparaissent dans telle ou telle enquête. Et pour cause, combien d'armes perdues ont fini sur le marché noir, vendues pour trois fois rien au truand de passage. Combien de familles n'ont pas eu, à un moment, quelque membre sympathisant de l'ancien réseau contestataire.

Non seulement John a 'oublié' ce portable mais il a également omis de prévenir ses hommes. Ils ne le chercheront pas, ne le trouveront pas. Deux heures passent. Les réseaux mobiles sont saturés, il n'a pas d'autre choix que de se rendre sur place et de tenter l'invraisemblable. Muni de quelques bouteilles de mousseux et d'une bûche glacée, il apparaît joyeux au barrage de police. Il ne passera pas, ce n'est pas son intention. Il doit juste faire assez de bruit pour attirer l'attention des deux nettoyeurs, à cent mètres de là. Fenêtres ouvertes, on devine des ombres affairées. Pour donner le change, l'un des deux sort à intervalle régulier et parcourt la rue, annotant un carnet d'illusoires mesures. Dix minutes s'écoulent, John sent la patience des gardiens s’éroder. L'esclandre n'en sera que plus réaliste, mais il ne peut pas finir la nuit au poste. Finement, il décide d'ouvrir une bouteille qui, par malchance, projette son liquide pétillant sur l'un des policiers. Il gueule, maudit un dieu pour l'avoir mis de service ce soir, franchit la barrière. Quelques collègues accourent. Inutile, il gère. Gagné! Une tête pointe du troisième étage, John se redresse et crie de peur à la vue de l'agent qui s'approche. Devant comme derrière la barrière, des visages amusés regardent le pauvre fêtard faire dans son pantalon. L'un d'eux n'est pas rassuré. Son regard inquiet trahit ses intentions, sans un mot il saisit la boîte en carton - trempée par la glace fondue - et s'en retourne à sa tâche. Cinq mètres plus loin, il joue son acte. La boîte dégoulinante finit dans la poubelle, deux agents rient de sa maladresse. Ils ne l'ont pas vu tirer un petit bout de papier du carton.

samedi 5 janvier 2013

Juste des esclaves du passé

Il faudra quatre jours avant qu'enfin les infirmières lui laissent un journal. Quatre journées aussi longues que des années, passés à supputer sur ce qui lui était arrivé. Du temps, il en aurait vendu pour pouvoir retourner sur les lieux de la fusillade. Juste une heure, pour voir ce qu'il restait du carnage. Evidemment, les gros titres devaient avoir disparu depuis tout ce temps. La presse quotidienne ne s'encombre que rarement des sujets refroidis, ou alors pour boucher des trous. Il ne connaissait pas encore cette frustration d'être la victime oubliée d'un conflit éphémère. Erreur de jugement grotesque, sur la Une s'étalait encore un tire rouge sang: "Le mouvement Libre-Indépendance mis en cause". Purement factuel, pas d'accroche, rien qui puisse donner l'envie de lire les pages intérieurs.

Belgangle et son réseau de chemin de fer
Si ce n'est ce nom: Libre-Indépendance. Un mouvement vieux de plus de sept décennies. Réputé pour sa cruauté envers ses adversaires et sa folie meurtrière lorsqu'il est question de sa survie. John savait ce dont son père et quelques imbéciles avaient été capables à l'époque. D'un claquement de doigt ils ôtaient la vie, aux britanniques ennemis comme aux citoyens innocents. A l'époque la situation était toute autre. Au sortir de la guerre, Harry et sa bande de commandos, qu'il avait formé, choyé et mené au front s'étaient perdus dans de vaines illusions. Un imbroglio politique avait achevé de les convaincre: l'opposant n'était plus tant les allemands que les puissances coloniales. Un vent de liberté soufflait d'ailleurs sur les mondes asservis aux quatre coins du monde. Ce n'était que justice d'espérer un traitement équivalent. Puis des guerres s'étaient déclarés, foyers de violence lointains au sein desquels les erreurs des uns étaient les victoires des autres, même s'ils ne le savaient pas encore.

Pour Belgangle, c'était différent. L'île maudite est bien trop proche des côtés de ses ravisseurs historiques. Abandonner ce lopin de terre invivable aurait sans doute permis d'économiser des sommes colossales d'argent, surtout au Royaume-Uni exsangue, détruit par cinq années d'une barbarie inouïe. S'il n'était pas question de richesse, alors il s'agissait clairement d'un problème d’ego. De prestige. Donner l'autonomie à ce caillou coincé entre Londres et Amsterdam? Autant laisser les coudées franches aux soviétiques, un porte-avion naturel. Et ils savaient, les anglais, combien cela pouvait se révéler dangereux. Sans compter bien sûr qu'octroyer des droits à ses bannis d'ailleurs aurait donné des raisons de croire aux esclaves qui gisaient par-delà les océans. Il ne fallait rien lâcher. Libre-Indépendance s'était construit sur cette croyance, les britanniques ne lâcheraient pas un pouce de terre, fût-elle pourrie jusqu'au fond des tombes de ceux perdus corps et âmes pour sa défense.

Un noyau composé d'officiers de la première s'était très vite agrandi de quelques faiseurs de veuves. Des professionnels rompus à l'art du combat, dont les nerfs avaient été lissés par les pires situations. Puis le corps des sous-officiers du bataillon avait suivi, ameutant leurs hommes désormais laissés pour compte par un gouvernement factice qui ne savait que faire de ces criminels de guerre. Ils l'étaient tous, par la faute d'un seul: leur chef. Ils ne l'ignoraient pas, mais ils savaient aussi pertinemment pourquoi il avait tué de sang froid ce jour là. Le temps d'une guerre le secret avait été gardé. A l'armistice il avait été révélé, trop tard, le responsable s'était déjà évaporé. Qui parmi ses compagnons d'armes aurait pu lui reprocher? Tous les commandos, au fil des mois, avaient eu le temps de faire la part des choses. Pour arriver à une conclusion unique: les mêmes qui les avaient plongés dans une lutte fratricide les avait reniés. Il ne restait pour eux qu'une solution, prendre le maquis contre leurs propres frères, encore une fois, mais avec la passion d'une cause trop longtemps écrasée. Celle d'un pays libre et autonome, maître de son destin.

Des décennies de lutte avaient menés Belgangle à sa destinée, une liberté chèrement acquise, payée du prix du sang. Des milliers, des dizaines de milliers de morts. Trois véritables batailles rangées, une économie cachée, une organisation clandestine si gigantesque que d'aucun avaient imaginé qu'il s'agissait, pour la première fois de l'histoire, d'une lutte complètement populaire. Même les soviétiques n'avaient pu intégrer les rangs de cette machine de guerre invisible. Les coups durs avaient été surmontés un à un pour, finalement, devant l'insistance d'une Europe en quête de légitimité, obtenir ce précieux droit inné. Celui de vivre à sa guise dans la liberté la plus totale. Excepté ... que jamais une telle liberté ne devait se présenter. Au traité du mensonge signé avait succédé quelques années de répit. Les convaincus étaient rentrés chez eux, reconstruire leurs maisons, leurs familles déchirées par l'absence, la douleur ou l'incompréhension. Comment donc, à quelques dizaines de kilomètres d'un monde en paix, des hommes pouvaient-ils ressentir le besoin de se battre contre un envahisseur qui se contentait de gouverner? Leur hérésie n'avait plus de sens. Alors petit à petit, dès 1997, la très grande majorité d'entre eux avaient mis leur passé de côté.

Seuls les plus vieux, usés et inutiles, avaient continué à se voir. Bientôt rejoints par quelques incorruptibles idéalistes. Cette fois ce n'était plus une cause qui leur servait de liant, mais bien la peur. En 2001, leur seul tort fût de n'avoir jamais accepté le compromis proposé. Si les armes n'avaient plus été sorties, ils restaient persuadés que l'avenir leur donnerait raison. A coup de tracts et de slogans, ils s'acharnaient à maintenir une conscience collective. Aidés en cela par un butin de guerre phénoménal quoique jamais estimé avec justesse. Il pouvait tout aussi bien s'agir d'un coup de poker, Libre-Indépendance n'en avait jamais vendu le secret. L'ère du terrorisme posant ses gros sabots sur un territoire fragile et en proie à ses vieux démons, incapable de pardonner ses enfants pour lui avoir ouvert les yeux, leur peur s'était à nouveau transformé en cause. Pacifique cette fois. Néanmoins prête à agir pour sa propre défense et les intérêts d'un pays paralysé par sa propre inaction. Leurs slogans n'avaient plus cours, face aux publicités. Leurs tracts se perdaient dans un flot d'informations contradictoires. Un gouvernement d'union nationale n'avait pas su mener le pays sur la voie du développement. Le temps passait bien vite et la communauté internationale sa garda bien de réagir lorsqu'un premier contingent remis les pieds sur Belgangle. Quatre ans jour pour jour après l'avoir quitté.

La peur et la misère

Au coin de la rue la peur rejoint la misère.