J. ne connaissait pas le lieu de la rencontre. Son contact
s'était contenté d'un coin de rue parmi d'autres, ce qui avait tendance à le
rendre nerveux. Dans ces conditions, impossible de prendre les devants. De
s'assurer du soutien d'un camarade. Soucieux de ne pas risquer la couverture
des autres, il n'avait donc rien dit de ce rendez-vous. A part qu'il en avait
un avec M. Abraham. Un belge, juif, membre honoraire de la sûreté de l'état. La
première fois qu'ils s'étaient vus, la situation était différente et pourtant
semblable en de nombreux points. C'était l'archétype de l'homme ventripotent.
Issu d'une riche famille de diamantaires, M. Abraham n'acceptait les rencontres
qu'à condition d'en tirer quelque chose. Le reste du temps il se contentait
d'informer sa hiérarchie de ce qui se passait dans la capitale, par mail.
D'ailleurs il n'avait jamais rien de bien gros à leur proposer. Quelques compte-rendus
de police, de temps à autre les noms de quelques malfrats de haut vol. Rien qui
vaille le coûteux entretien d'une véritable antenne outre-manche. La Belgique
n'en avait de toute façon pas les moyens, la sûreté de l'état se bornait donc à
subventionner des indicateurs, comme M. Abraham. Un moyen pratique de s'assurer
que certains secrets restent dans le bon camp. Le vieil homme avait en effet
souvent eu affaire aux péripéties africaines, dans le cadre de son activité
commerciale notamment. L'état s'était servi de lui pour se fournir en pierres
précieuses par exemple, qui servaient de monnaie d'échange contre de l'armement.
C'était il y a plus de trente années, depuis le juif avait fait du chemin,
escroqué à foison son employeur inavoué et lavé ses mains du sang qu'elles
recouvraient. Jusqu'au jour où l'Afrique n'a plus voulu de lui. La queue entre
les jambes il n'avait pas osé retourner à Anvers, auprès des siens. Très
habilement il avait donc négocié avec le consul de Belgique pour Belgangle.
Abraham n'avait pas été trop gourmand, en échange de son silence la Belgique
l'aiderait à établir une filiale diamantaire sur l'ancienne colonie et assurait
sa sécurité d'esprit. Le consul en avait fait son parti et s'était arrangé pour
que le juif reste sous l'emprise – toute relative – des services secrets.
En plein hiver et un jour de réveillon de surcroît, les rues
sont pleinement éclairées et bondées. Certainement à proximité des rues
commerçantes. J. Avait tout de même pris le risque de se rendre plus tôt que
prévu au coin de la rue mentionnée par l'ancien agent. Il s'était donné une
heure pour faire le tour du quartier, vérifier si personne ne le suivait ou ne
l'épiait. Après quarante minutes de pérégrinations il s'était assis dans un
café d'où il pouvait voir les différentes rues qui mènent au lieu de rencontre.
Deux tasses de jus de chaussette plus tard, la silhouette bedonnante du belge
apparaissait. Comme J. Le prévoyait, l'homme alluma une cigarette et fît un
tour sur lui-même, probablement en train de se demander où pouvait bien se
trouver le vieillard. Car J. N'est plus ce qu'il était. Ancien des commandos,
il avait regardé tous ses frères d'armes mourir et attendait désormais son
tour. Ce n'était même plus une question d'années. Il rejoindrait alors ses
camarades non sans avoir le sentiment du devoir accompli. En attendant, il
rendait de menus services au mouvement et veillait comme un chien de garde sur
John. Les deux hommes étaient proches, J. Était comme un père pour le jeune
chef, il lui avait quasiment tout appris. Du maniement des armes à la gestion
des hommes, de la vie clandestine aux moyens de dormir la conscience
tranquille. Même après avoir ôter la vie.
J. était concentré à présent. En sortant du café, il se
racle la gorge, pour faire signe à son partenaire improvisé qu'il est prêt.
Sans même le regarder, Abraham se met à descendre le boulevard. Où va-t-il? Il
n'est quand même pas paranoïaque au point de se rendre au cœur de la grande
galerie commerciale en contrebas? J. se demande si le juif n'a pas, lui aussi,
un peu vieilli. A moins que ce soit lui qui ne se fasse trop d'idées.
Prudemment, il reste à une cinquantaine de mètres de ce mercenaire avide
d'argent. Un cliché à lui tout seul, et pourtant. Difficile de perdre sa trace,
avec sa démarche d'obèse en passe de claquer. Des volutes de fumée marquent sa
position dans les groupes de passants qu'il croise. Quelques gamins le
dépassent en riant, J. Se sent de plus en plus mal à l'aise. Car cent mètres
plus loin des caméras épient les moindres faits et gestes des piétons. Une
évolution technique des rues dont il se serait bien passé, sa seule parade valable
consistant à descendre son vieux chapeau. Efficace pour empêcher d'être reconnu
sur les bandes, un véritable handicap pour voir plus loin que le bout de son
nez.
Heureusement non, le juif tourne juste avant la rue piétonne
fatidique. J. souffle d'aise et attend le feu vert suivant pour rejoindre le
gros bonhomme. Il se dandine déjà en direction de la gare. Un mauvais
pressentiment de plus. Le militant se rassure toutefois en se remémorant les
lieux, beaucoup d'angles morts, de coins sombres aussi ... il a la gorge sèche.
Dix minutes plus tard, les deux vieux sont assis sur un banc. Ils attendent le
train, à l'évidence. A son arrivée, J. prend la décision de se lever en premier
pour choisir son point d'entrée. La dernière voiture semble relativement vide,
à part quelques voyageurs à moitié endormis. Il monte et constate du coin de
l'oeil qu'Abraham fait de même, mais deux wagons plus loin. Qu'à cela ne
tienne, s'il veut voir la couleur de son argent, c'est lui qui fera le premier
pas. J. s'en tiendra à prendre l'initiative du choix des places. Pas de chance,
ce sont de vieux wagons, peu ouverts l'un sur l'autre. Il finit par s'asseoir
dans un petit compartiment, en bout de voiture. L'assurance de ne pas être
déranger tout se laissant deux voies de replis. L'une vers l'arrière, à vingt
mètres de là. L'autre vers l'avant et les nombreux autres compartiments plus
peuplés. Abraham finit par le rejoindre, il a un sourire en coin, visiblement
satisfait du choix de son compagnon de route.
"Tu vires décidément mal Jacques, toujours aussi
méfiant. Ne suis-je pas ton meilleur ami du plat pays? Tu as ce que je t'ai
demandé?"
Sans un mot J. lui tend une enveloppe gonflée par les euros
qu'elle contient. Pour cette petite escapade il a fallu tirer des caisses du
mouvement pas moins de 20.000 euros en liquide. Ce qui n'est pas bien grave en
soi, vu la réserve dont il dispose. Malgré tout le vieillard rechigne à laisser
partir tant de cash chez un type comme Abraham, qui a littéralement vendu son
frère aux chinois, d'après la rumeur.
"Je n'aurai jamais confiance en toi non plus,
rassure-toi. Que me vaut donc cette charmante entrevue? Tu constateras que
moi-même je ne suis pas fou, je sais que les trains ne sont pas la panacée pour
ce qui est d'éviter d'être suivi. Cela dit j'ai entendu pas mal de choses sur
tes copains dernièrement. Paraît qu'ils s'en prennent toujours aux étrangers
... c'est bien triste après tout ce que mon pays a fait pour vous!
Tu sais que tu n'étais pas en danger avec moi. Je suis venu
seul, je t'ai payé. Maintenant tu la fermes et tu m'écoutes!"
Abraham sourit, Jacques semble réellement mal à l'aise.
Pourtant il ne se fie pas à cette impression. Malgré son âge, les années
d'expérience de la clandestinité l'ont rendu particulièrement maître de lui, si
bien qu'il est très difficile de savoir quand l'ex commando se sent acculé. Or
c'est la dernière des choses à faire avec ce vénérable grand-père, Abraham est
convaincu qu'il se ballade toujours avec une grenade, au cas où. Vieux réflexe
de combattant de l'ombre qui refusera toujours de partir sans un dernier coup
de force. Le juif se lève, s'assied à côté de J.
"Je t'écoute bien sûr."
Sa langue siffle, il se régale en fait. J. ne se laisse pas
impressionner, tous deux savent qu'en cas de conflit, personne n'en sortira
indemne.
"Le gamin s'inquiète de notre image sur le continent.
Nous savons que les britanniques pensent que nous avons enrôlé des crapules
dans la rue pour faire le sale boulot à notre place. Nous savons qu'ils vous
ont transmis des informations à ce sujet, juste assez pour que ton consulat
place un quelques caméras en plus. Nous savons encore qu'ils ne vous ont pas
tout dit, du peu qu'ils savent.
Et comment pourrais-tu savoir tout cela? Aux dernières
nouvelles ton jeunot se terre comme un lapin chassé ...
Précisément. Ecoute moi, tu pourras faire un rapport sur ce
que je te raconte. Pas besoin de la jouer fine. Nous engageons bien des SDF. Et
mon petit doigt me dit que si les brits s'en sont rendu compte aussi vite,
c'est parce qu'ils font dans leur froque.
Ooooh je vois. Vous les testez et je suis censé être le
messager de la bonne nouvelle: vous faites désormais dans l'humanitaire.
Imbécile! Ils ne comprendront jamais qu'à force de croire
que Belgangle va devenir une vraie plaie pour leur Reine, qu'à force de diviser
leurs services ici, ils se mettront toujours le doigt dans l'oeil. Le problème
n'est pas tellement que nous recrutons quelques pochtrons, le problème c'est
que leurs moutons de terrain s'imaginent des scénarios absurdes. Et bien sûr,
au pays, il n'y a pas un connard pour leur dire que plus ils s'imagineront des
trucs débiles, plus le chaos régnera ici.
Là mon vieux camarade, tu ne fais que répéter l'évidence. Ce
n'est pas nouveau cette politique de l'autruche. Tant que les pontes ont une
vue d'ensemble de la situation et tant qu'ils considéreront Belgangle comme un
furoncle dans leur trou de cul, ils laisseront leurs gars foutent la merde. Je
dois avouer que cela commence à servir mes intérêts d'ailleurs ...
Je ne veux pas savoir dans quoi tu as encore trempé ta bite.
Fais un rapport c'est tout. Explique qu'un membre fiable du mouvement reconnait
que des SDF ont été embauchés, temporairement. Pourquoi? Je te laisse décider,
tu es assez artiste pour ça. Par contre il faut que la raison de cette manœuvre
exclue notre implication dans le charnier!
Bien sûr, tout ce que tu veux. Ou presque. Je ne crois pas
que tu saisisses bien les enjeux de tout cela, comme toujours vous vivez dans
vos rêves. C'est quoi votre plan, éradiquer la misère humaine du pays? Cela
fait longtemps que tout le monde sait que vous n'êtes plus bon à rien, tu
aurais dû dire à John d'être plus prudent lorsqu'il essaie d'améliorer son
image sur le continent comme tu dis si bien.
Qu'est-ce que tu sais?", demande J. dont le sang se
glace tout à coup.
"Rien vieil ami, rien qui te regarde. Maintenant lève-toi
et marche, change de wagon."
Interloqué par le ton inquisiteur et mystérieux du juif,
Jacques s'écarte légèrement et lui fait comprendre que sa main n'est pas dans
sa poche par hasard. Abraham se met à rire et le toise du regard. D'un sourire
glacé, il lui lance un 'imbécile' amer. Se lève avec difficulté. Jacques le
suit des yeux et pointe son revolver sur son dos, le juif s'empare de la poignée
de la porte coulissante qui sépare les deux wagons. Soudain il tombe assis sur
la banquette adjacente. Jacques plisse les yeux, le cochon en a finalement eu
pour son argent. Il respire vite, se tient la poitrine, tend les jambes et
commence à blanchir. Cette fois Jacques n'y tient pas, il s'approche de la
masse agonisante. Si l'homme meurt, le chaos s'abattra de nouveau sur le
mouvement. Comme il y a trois ans. Excepté qu'à l'époque le juif ne se portait
pas aussi mal. Jacques réfléchit, vite, et d'instinct se saisit du revers du
manteau de ce qui deviendra bientôt un cadavre. Il fouille sa poche intérieure,
trouve un GSM, c'est cela.
Un choc le propulse en arrière, l’appareil lui glisse des
mains. Il retient un cri de stupéfaction et sent dans le mouvement que quelque
chose derrière lui fait perdre l’équilibre. J. tombe, raide, sur la tablette à
laquelle il tourne le dos. Il en perçoit les bords saillants qui pénètrent en
ces côtes, en brisent certaines aux passages. La douleur s’empare de sa
poitrine, comme lorsqu'une balle avait perforé l’un de ses poumons. Jacques est
sonné, tout juste a-t-il le temps d’apercevoir la silhouette floue d’une arme
pointée vers lui.
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