[...] Gagné! Une tête pointe du troisième étage, John se redresse et crie de peur à la vue de l'agent qui s'approche. Devant comme derrière la barrière, des visages amusés regardent le pauvre fêtard faire dans son pantalon. L'un d'eux n'est pas rassuré. Son regard inquiet trahit ses intentions, sans un mot il saisit la boîte en carton - trempée par la glace fondue - et s'en retourne à sa tâche. Cinq mètres plus loin, il joue son acte. La boîte dégoulinante finit dans la poubelle, deux agents rient de sa maladresse. Ils ne l'ont pas vu tirer un petit bout de papier du carton.
Il ne faut pas longtemps aux deux acolytes pour comprendre ce dont il est question. En quelques secondes ils extraient de la cache le portable. La menace est écartée, provisoirement. Dehors les cris et les rires ont fait place au silence, seul le vent qui s'engouffre entre les tours des environs jette son cri strident aux oreilles de ceux qui le craignent. Un dernier tour d'horizon, les deux policiers factices éteignent les lampes et quittent les lieux. Quelques enjambées plus tard, ils repassent le barrage en sens inverse. Le tout sous le regard moqueur des agents en faction. L'un d'eux tente tout de même une approche, maladroite, un peu trop curieux. Les deux hommes restent de marbre, pas même un regard. Voila encore de quoi alimenter les commérages au commissariat: un couple de vaniteux, trop imbus de leur personne pour même daigner regarder leurs collègues. A se demander s'ils sont du même camp, quand viendra la pluie, seront-ils des alliés? Ou bien ce sera chacun pour sa peau? Toute amorce à la discussion est bonne à prendre. De petits flocons de neige se mettent d'ailleurs à tomber, signe annonciateur s'il en était encore besoin que la nuit sera extrêmement longue.
Planqué à quelques centaines de mètres, dans une rue à l'abri des vues policières, John attend ses camarades. A peine ont-ils tourné au coin de la rue qu'il comprend que tout va bien. La démarche est sûre d'elle, ils sont sortis rapidement, sans encombre. Il ne lui en faut pas plus. Tournant les talons il laisse là les deux snipers improvisés et gagne le boulevard au travers d'un parc. La nuit sombre et tourmentée gagne subitement en féerie. La neige tombe dru, les rues se pavent de gigantesques dalles blanches que rien ne vient troubler, sinon un véhicule visiblement gêné de détruire l'oeuvre de la nature. John se sent apaisé. Il traverse les quatre bandes qui mènent au trottoir parallèle. La chance est revenue, du moins la malchance n'a-t-elle pas pu jouer une fois de plus le clairon d'un jour cruel. Paisiblement il descend vers la foule, au loin quelques feux d'artifice égaient le ciel tacheté de blanc avec cent et une couleurs vives. Pour un peu, on croirait qu'un autre drame se joue, encore.
Il n'est pas loin d'y croire et un autre sombre pressentiment envahi son être. Une colonne de véhicules de police remonte le boulevard à toute allure. Sirènes hurlantes et gyrophares trouent l'amas de fêtards qui s'amuse en une gigantesque bataille de neige. Curieux mais inquiet à la fois, il s'enfonce de quelques pas dans la première ruelle sombre qui croise son chemin. Il fait froid, le gel attaque ses mains nues et il ne pense qu'à rejoindre un logis chaleureux. La mission d'abord, quelle mission? Il le saura plus tard. John soupire sans s'en rendre compte, de soulagement. Les engins bleus et blancs défilent devant lui sans s'attarder davantage. La ruse n'a pas été éventée pour autant qu'il sache, sinon ils auraient quadriller le quartier avec plus de largesse. Non, ils filent droit vers le barrage. Quelques véhicules stoppent peu avant, bloquent la circulation. En un clin d'oeil et malgré le manteau neigeux qui rend toute manoeuvre complexe, la carrefour se vide. Les autres voitures ont pris position à l'orée des deux branches restantes. Là, il n'y tient plus. Il sait qu'un gigantesque chantier borde pratiquement son ancien perchoir. De là il aura une petite idée de ce qui se trame, en principe, à condition de ne pas croiser le gardien.
Cinq minutes plus tard, le chantier se dresse face à lui. A l'autre bout, surprise, un groupe de policiers entame l’ascension des étages vides et en proie aux rafales de vent. Sa capuche bien coincée, il se glisse entre deux grilles et court à demi courbé vers l'ombre du bâtiment désossé. A l'évidence le ou les gardiens de nuit seront attirés par les flics. Lui peut sans crainte investir le rez-de-chaussé et trouver un bon point d'observation. Ah, merde, il aurait dû rappeler ses gars. Tant pis, trop tard, leur venue serait trop remarquable. Déjà les échos des policiers en mouvement sont perceptibles. Il lui faut trouver une cachette sans tarder. A sa grande surprise, ils stoppent leur progression. Il comprend vite pourquoi. Le barrage qui lui servait de scène improvisée un quart d'heure plus tôt est ébréché et deux véhicules se sont installés face à lui. Une quinzaine de mètres à peine le sépare des hommes qui en descendent. Deux d'entre eux, à l'arrière, sont en train de revêtir une tenue particulière. La neige virevoltante, même avec une distance si courte, l'empêche de déterminer précisément de quoi il est question.
Des démineurs! Son sang ne fait qu'un tour. Vu leur empressement la menace n'est pas anodine. Et de fait, un robot mis en branle de l'autre côté des petits camions se dirige droit vers la placette qui borde le centre d'accueil de nuit. Il n'en croit pas ses yeux. Comment en une semaine ce quartier d'ordinaire si calme peut-il se transformer en champ de tir puis en cible d'une attaque à la bombe? A l'évidence, il ne saisit pas tout. Des éléments manquent, cruellement, à son analyse. A moins que ...
Inutile de s'attarder. Au mieux il verra ces experts en explosifs accomplir leur tâche avec brio. Au pire la charge supposée éclatera et, vu la configuration des lieux, il ne sera pas épargné. Si les policiers qui gardent l'accès au chantier le repèrent, ils croiront à un SDF venu chercher la quiétude d'un toit, fut-il soumis aux températures hivernales. Pas de chance, à la sortie du chantier, d'autres hommes ont pris position. Il ne lui reste qu'à s'éloigner au maximum de la zone de danger, se coucher quelque part dans l'ombre et patienter, en espérant que les démineurs connaissent leur affaire.
Une fois de plus, il ne peut que remercier Jacques et les autres pour l'entraînement dispensé pendant de longues années. Des conseils de grande valeur. Trois heures plus tard, il semble que rien ne se soit passé. Soit qu'il s'agisse d'une fausse alerte, soit que la charge ait été désamorcée sans mal. Ou presque. Il rampe délicatement vers l'autre côté du chantier. Riche idée, le sol est jonché de détritus et si ce n'est le bruit du vent, sa progression aurait été entendue par tous les factionnaires des environs. Pourtant il finit par rejoindre, sans encombre, sa précédente cache. De fait, une valise à roulette gît, percée par le puissant canon à eau du robot. Les camions ont disparu, mais le robot et les démineurs sont toujours là. Ils examinent chaque recoin de la rue. Et vu le nombre d'axes qui mènent à cette placette, il y a du boulot. Chaque voiture est inspectée, une à une, à l'aide des caméras embarquées. Quant aux deux démineurs, il se contentent de demeurer à l'abri des façades qui lui font face. Trop concentrés par leur mission, ils ne pensent pas à regarder vers lui. Heureusement car la neige a cessé d'emplir le ciel, chaque mouvement à l'extérieur du bâtiment laisse désormais des traces indélébiles tant que d'autres flocons ne viennent pas les combler. Quoi ou quoi qui soit à l'origine de tout ce remue-ménage a bien jouer son coup. Les rues ont dû être vidées en un éclair de tous les convives d'un réveillon entaché par la peur. Quant à la fameuse scène du tir au pigeon, vu le nombre d'intervenants imprévus, il sera encore plus difficile d'en tirer davantage d'éléments probants.
John doit malgré toutes les questions qui le submergent trouver un échappatoire. Le jour finira par se lever et les lieux seront bien vite encombrés d'agents de police de toutes sortes. Anti-terrorisme y compris. Et ceux-là ne feraient pas dans la dentelle s'ils le découvraient. Il sait que les parkings sont aisément accessibles par diverses trappes, creusées afin de permettre le passage d'outils de chantier. Il tentera sa chance par là. D'abord, en trouver une. Ce n'est pas difficile, elles forment des taches plus sombres sur le sol de béton, rendu brillant pas l'humidité. Sans réfléchir il rampe à toute vitesse vers la plus proche puis se laisse pendre à bout de bras, tenu uniquement par ses doigts brûlés par ses déplacements et insensibles à cause du froid. Un coup d'oeil, tout va bien, il n'y a qu'un étage. Il ne risque donc pas de chuter de plusieurs étages jusqu'à heurter le fond du parking. C'est que la bâtisse est immense, plusieurs niveaux destinés aux véhicules s’empilent sur les fondations. Il se laisse tomber, ses lourdes semelles semblent faire résonner les colonnes qui l'entourent. Silence. Les yeux fermés il pénètre l'obscurité avec ses oreilles. Personne, ou alors ils jouent le jeu. Un pas, deux, trois, pas davantage de mouvement. Le voila libre, provisoirement. Les policiers ont probablement obstrué l'entrée du parking. Est-il trop prudent ou ont-ils commis une erreur impardonnable? Toujours est-il que si les rues sont bloquées, un peu plus loin, l'entrée n'est pas gardée. John garde tout de même son sang froid, il lui faut louvoyer entre les espaces couverts par les caméras de surveillance. Il ignore si elles fonctionnent mais inutile de prendre de risque. Dix minutes plus tard, plus guidé par l'instinct que par une réelle analyse des lieux, le voila libre comme l'air. Il n'a même pas eu à rejouer une comédie pour tromper les policiers placés sur les barrages. Par contre, il se maudit d'avoir pris tant de risques. Il n'en sait guère plus que ce qu'aurait pu lui dire un informateur quelconque. Fichue curiosité, et cet instinct, il n'est pas infaillible. Ton heure viendra John.