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mercredi 16 janvier 2013

Un pardon coupable 2/2

[...] Gagné! Une tête pointe du troisième étage, John se redresse et crie de peur à la vue de l'agent qui s'approche. Devant comme derrière la barrière, des visages amusés regardent le pauvre fêtard faire dans son pantalon. L'un d'eux n'est pas rassuré. Son regard inquiet trahit ses intentions, sans un mot il saisit la boîte en carton - trempée par la glace fondue - et s'en retourne à sa tâche. Cinq mètres plus loin, il joue son acte. La boîte dégoulinante finit dans la poubelle, deux agents rient de sa maladresse. Ils ne l'ont pas vu tirer un petit bout de papier du carton.

Il ne faut pas longtemps aux deux acolytes pour comprendre ce dont il est question. En quelques secondes ils extraient de la cache le portable. La menace est écartée, provisoirement. Dehors les cris et les rires ont fait place au silence, seul le vent qui s'engouffre entre les tours des environs jette son cri strident aux oreilles de ceux qui le craignent. Un dernier tour d'horizon, les deux policiers factices éteignent les lampes et quittent les lieux. Quelques enjambées plus tard, ils repassent le barrage en sens inverse. Le tout sous le regard moqueur des agents en faction. L'un d'eux tente tout de même une approche, maladroite, un peu trop curieux. Les deux hommes restent de marbre, pas même un regard. Voila encore de quoi alimenter les commérages au commissariat: un couple de vaniteux, trop imbus de leur personne pour même daigner regarder leurs collègues. A se demander s'ils sont du même camp, quand viendra la pluie, seront-ils des alliés? Ou bien ce sera chacun pour sa peau? Toute amorce à la discussion est bonne à prendre. De petits flocons de neige se mettent d'ailleurs à tomber, signe annonciateur s'il en était encore besoin que la nuit sera extrêmement longue.

Planqué à quelques centaines de mètres, dans une rue à l'abri des vues policières, John attend ses camarades. A peine ont-ils tourné au coin de la rue qu'il comprend que tout va bien. La démarche est sûre d'elle, ils sont sortis rapidement, sans encombre. Il ne lui en faut pas plus. Tournant les talons il laisse là les deux snipers improvisés et gagne le boulevard au travers d'un parc. La nuit sombre et tourmentée gagne subitement en féerie. La neige tombe dru, les rues se pavent de gigantesques dalles blanches que rien ne vient troubler, sinon un véhicule visiblement gêné de détruire l'oeuvre de la nature. John se sent apaisé. Il traverse les quatre bandes qui mènent au trottoir parallèle. La chance est revenue, du moins la malchance n'a-t-elle pas pu jouer une fois de plus le clairon d'un jour cruel. Paisiblement il descend vers la foule, au loin quelques feux d'artifice égaient le ciel tacheté de blanc avec cent et une couleurs vives. Pour un peu, on croirait qu'un autre drame se joue, encore.

Il n'est pas loin d'y croire et un autre sombre pressentiment envahi son être. Une colonne de véhicules de police remonte le boulevard à toute allure. Sirènes hurlantes et gyrophares trouent l'amas de fêtards qui s'amuse en une gigantesque bataille de neige. Curieux mais inquiet à la fois, il s'enfonce de quelques pas dans la première ruelle sombre qui croise son chemin. Il fait froid, le gel attaque ses mains nues et il ne pense qu'à rejoindre un logis chaleureux. La mission d'abord, quelle mission? Il le saura plus tard. John soupire sans s'en rendre compte, de soulagement. Les engins bleus et blancs défilent devant lui sans s'attarder davantage. La ruse n'a pas été éventée pour autant qu'il sache, sinon ils auraient quadriller le quartier avec plus de largesse. Non, ils filent droit vers le barrage. Quelques véhicules stoppent peu avant, bloquent la circulation. En un clin d'oeil et malgré le manteau neigeux qui rend toute manoeuvre complexe, la carrefour se vide. Les autres voitures ont pris position à l'orée des deux branches restantes. Là, il n'y tient plus. Il sait qu'un gigantesque chantier borde pratiquement son ancien perchoir. De là il aura une petite idée de ce qui se trame, en principe, à condition de ne pas croiser le gardien.

Cinq minutes plus tard, le chantier se dresse face à lui. A l'autre bout, surprise, un groupe de policiers entame l’ascension des étages vides et en proie aux rafales de vent. Sa capuche bien coincée, il se glisse entre deux grilles et court à demi courbé vers l'ombre du bâtiment désossé. A l'évidence le ou les gardiens de nuit seront attirés par les flics. Lui peut sans crainte investir le rez-de-chaussé et trouver un bon point d'observation. Ah, merde, il aurait dû rappeler ses gars. Tant pis, trop tard, leur venue serait trop remarquable. Déjà les échos des policiers en mouvement sont perceptibles. Il lui faut trouver une cachette sans tarder. A sa grande surprise, ils stoppent leur progression. Il comprend vite pourquoi. Le barrage qui lui servait de scène improvisée un quart d'heure plus tôt est ébréché et deux véhicules se sont installés face à lui. Une quinzaine de mètres à peine le sépare des hommes qui en descendent. Deux d'entre eux, à l'arrière, sont en train de revêtir une tenue particulière. La neige virevoltante, même avec une distance si courte, l'empêche de déterminer précisément de quoi il est question.

Des démineurs! Son sang ne fait qu'un tour. Vu leur empressement la menace n'est pas anodine. Et de fait, un robot mis en branle de l'autre côté des petits camions se dirige droit vers la placette qui borde le centre d'accueil de nuit. Il n'en croit pas ses yeux. Comment en une semaine ce quartier d'ordinaire si calme peut-il se transformer en champ de tir puis en cible d'une attaque à la bombe? A l'évidence, il ne saisit pas tout. Des éléments manquent, cruellement, à son analyse. A moins que ...
Inutile de s'attarder. Au mieux il verra ces experts en explosifs accomplir leur tâche avec brio. Au pire la charge supposée éclatera et, vu la configuration des lieux, il ne sera pas épargné. Si les policiers qui gardent l'accès au chantier le repèrent, ils croiront à un SDF venu chercher la quiétude d'un toit, fut-il soumis aux températures hivernales. Pas de chance, à la sortie du chantier, d'autres hommes ont pris position. Il ne lui reste qu'à s'éloigner au maximum de la zone de danger, se coucher quelque part dans l'ombre et patienter, en espérant que les démineurs connaissent leur affaire.

Une fois de plus, il ne peut que remercier Jacques et les autres pour l'entraînement dispensé pendant de longues années. Des conseils de grande valeur. Trois heures plus tard, il semble que rien ne se soit passé. Soit qu'il s'agisse d'une fausse alerte, soit que la charge ait été désamorcée sans mal. Ou presque. Il rampe délicatement vers l'autre côté du chantier. Riche idée, le sol est jonché de détritus et si ce n'est le bruit du vent, sa progression aurait été entendue par tous les factionnaires des environs. Pourtant il finit par rejoindre, sans encombre, sa précédente cache. De fait, une valise à roulette gît, percée par le puissant canon à eau du robot. Les camions ont disparu, mais le robot et les démineurs sont toujours là. Ils examinent chaque recoin de la rue. Et vu le nombre d'axes qui mènent à cette placette, il y a du boulot. Chaque voiture est inspectée, une à une, à l'aide des caméras embarquées. Quant aux deux démineurs, il se contentent de demeurer à l'abri des façades qui lui font face. Trop concentrés par leur mission, ils ne pensent pas à regarder vers lui. Heureusement car la neige a cessé d'emplir le ciel, chaque mouvement à l'extérieur du bâtiment laisse désormais des traces indélébiles tant que d'autres flocons ne viennent pas les combler. Quoi ou quoi qui soit à l'origine de tout ce remue-ménage a bien jouer son coup. Les rues ont dû être vidées en un éclair de tous les convives d'un réveillon entaché par la peur. Quant à la fameuse scène du tir au pigeon, vu le nombre d'intervenants imprévus, il sera encore plus difficile d'en tirer davantage d'éléments probants.

John doit malgré toutes les questions qui le submergent trouver un échappatoire. Le jour finira par se lever et les lieux seront bien vite encombrés d'agents de police de toutes sortes. Anti-terrorisme y compris. Et ceux-là ne feraient pas dans la dentelle s'ils le découvraient. Il sait que les parkings sont aisément accessibles par diverses trappes, creusées afin de permettre le passage d'outils de chantier. Il tentera sa chance par là. D'abord, en trouver une. Ce n'est pas difficile, elles forment des taches plus sombres sur le sol de béton, rendu brillant pas l'humidité. Sans réfléchir il rampe à toute vitesse vers la plus proche puis se laisse pendre à bout de bras, tenu uniquement par ses doigts brûlés par ses déplacements et insensibles à cause du froid. Un coup d'oeil, tout va bien, il n'y a qu'un étage. Il ne risque donc pas de chuter de plusieurs étages jusqu'à heurter le fond du parking. C'est que la bâtisse est immense, plusieurs niveaux destinés aux véhicules s’empilent sur les fondations. Il se laisse tomber, ses lourdes semelles semblent faire résonner les colonnes qui l'entourent. Silence. Les yeux fermés il pénètre l'obscurité avec ses oreilles. Personne, ou alors ils jouent le jeu. Un pas, deux, trois, pas davantage de mouvement. Le voila libre, provisoirement. Les policiers ont probablement obstrué l'entrée du parking. Est-il trop prudent ou ont-ils commis une erreur impardonnable? Toujours est-il que si les rues sont bloquées, un peu plus loin, l'entrée n'est pas gardée. John garde tout de même son sang froid, il lui faut louvoyer entre les espaces couverts par les caméras de surveillance. Il ignore si elles fonctionnent mais inutile de prendre de risque. Dix minutes plus tard, plus guidé par l'instinct que par une réelle analyse des lieux, le voila libre comme l'air. Il n'a même pas eu à rejouer une comédie pour tromper les policiers placés sur les barrages. Par contre, il se maudit d'avoir pris tant de risques. Il n'en sait guère plus que ce qu'aurait pu lui dire un informateur quelconque. Fichue curiosité, et cet instinct, il n'est pas infaillible. Ton heure viendra John.


mardi 8 janvier 2013

Un pardon coupable 1/2

Un pays comme Belgangle est à la croisée des chemins. Son histoire tortueuse ne l'a jamais exemptée des influences positives continentales. Quand les pires rébellions mettaient la nation à feu et à sang, il se trouvait toujours un politique illuminé pour obtenir une avancée sociale. Sur le modèle d'autres pays européens, Belgangle a développé une véritable économie étatique. Seul bémol, tout se faisait exclusivement au profit de la couronne britannique. Certainement après la Seconde Guerre Mondiale. L'adage "diviser pour mieux régner" prenait encore une fois tout son sens. Libre-Indépendance devait alors mener une contre-insurrection particulièrement féroce: pour construire un rêve, il fallait tout détruire, ôter le pain de la bouche d'une population achetée à bas prix. "Tant qu'il n'y aura pas de files devant les boulangeries, personne ne bougera le petit doigt", répétait souvent Harry. Une maigre motivation pour ses hommes, affamés et effrayés. Nombreux sont ceux qui ont cédé à l'appel d'une existence moins pénible. Ni Harry ni ses lieutenants ne leur en voulaient, mais à la première occasion, ils passaient du statut de transfuge à celui de victime du terrorisme. Jusqu'à ce que, par expérience, la police d'état cesse de faire la publicité d'un énième abandon de poste. Convaincu de la première heure comme simple messager inconscient, tout contestataire devenait de facto coupable et hors-la-loi.

Quelques décennies plus tard, si les fusils ont été gentiment rangés au placard, il n'en reste pas moins une profonde fracture de la société. Une autre forme de misère est apparue. Tous les soirs, il suffit de jeter un oeil dans la rue pour la contempler ou l'ignorer pudiquement. Et avec l'instabilité financière, l'incapacité d'une classe politique devait forcément aboutir à plus de précarité encore. Ces hommes et femmes qui, un jour vivotaient grâce à un petit boulot. Regardez le lendemain, quémander une pièce à genou. Le froid et la dureté des pavés? Un moindre mal, ces quelques centimes chichement concédés le font vite oublier. A peine. Une soirée de calme, dans la pénombre, ils ingurgitent vite une bouteille de vodka frelatée, au mieux. Puis ils s'endorment au gré des patrouilles policières. Tandis que le reste de l'Europe constate péniblement une hausse du taux de chômage, ces abrutis perdus emplissent les rues belgangliennes. Ici il n'y a pas de touristes, personne pour qui nettoyer les rues. Pas même le soir de la Saint-Sylvestre.

La foule se presse au pied de ce qui fut, jadis, le siège des services de renseignement britanniques. Un lieu de triste mémoire, aussi splendide que hanté par les dix mille âmes. Arrachées à leur corps sans ménagement aucun. Pas ce soir. Ce soir la population oublie la peur du lendemain, elle chante, dans et fête l'an neuf. A quelques centaines de mètres, un cordon de police barre la route. Voila plus d'une semaine que les évènements ont précipité ce coin de la capitale au coeur de l'actualité. Après les prélèvements d'une police scientifique à cours de moyens, c'est une société chargée de faire disparaître les traces de la fusillade qui a envahi les lieux. Puis, la veille du réveillon, un dispositif policier.

Mauvaise affaire. Les services sociaux chargés de recueillir les malheureux n'a pas eu d'autre choix que de fermer. Plus de file au coin de la rue. Quant aux mendiants, sans papiers, sans abris, alcooliques, drogués et autres familles nécessiteuses, chacun sa merde. Les riverains? Relogés dans des hôtels miteux  pour moitié à leurs frais. Austérité oblige. Sauf un, John. L'accès empêché au studio de veille est une mauvaise affaire. Double. Tant parce qu'en cas de fouille, improbable mais toujours possible, les forces de l'ordre n'auraient aucune difficulté à remonter jusqu'à lui. Ou à l'un de ses camarades. Ensuite car pour se débarrasser des preuves potentielles, il allait devoir faire jouer quelques relations. Ce qui n'est jamais une mauvaise nouvelle en soi, si le mouvement connait sa responsabilité. En l'occurrence, tout est question d'apparence. Demander quelque grâce à tel ou tel officier de police éveillerait inévitablement sa curiosité, un brin de soupçon suffisant si l'énergumène ne savait pas se taire avec un verre dans le nez. Tant pis. L'homme qui connait l'homme n'avait besoin que de quelques heures pour entrer en contact avec la femme d'un agent, qui remonterait l'information plus haut, toucherait le supérieur de son supérieur. Lequel ne perdrait pas de temps, en principe, à prévenir tel ou tel service du passage de deux tireurs d'élite chargés d'analyser la scène du crime. On pense qu'un tireur a pu se réfugier à l'étage et faire un carton depuis une fenêtre. D'où vient le tuyau? Un indic' en mal d'héroïne s'est fait tirer les vers du nez par un jeune policier prometteur, et puis cela ne coûte rien d'aller voir. Sur le coup de vingt heures, deux individus franchissent le barrage. Peu après la relève du piquet de garde. Derrière eux les véhicules continuent inlassablement d'être déviés vers une voie parallèle.

Tout va pour le mieux. John a prévenu ses gars de prendre leur temps pour nettoyer le studio. Ils disposent de quatre heures avant la relève suivante. Un calepin en main ils entrent dans le bâtiment. Il porte les stigmates d'une bataille rangée, quelques gouttes de sang oubliées rappellent que des hommes sont morts. Sept, quatre blessés. La folie de la situation avait suffit à justifier que deux tireurs émérites se déplacent un soir de fête. De toute manière, ils étaient de garde à la caserne s'était cru obligé de préciser l'un des deux au type de faction. La porte ouverte, ils s'engouffrent dans la cage d'escalier.

Un pressentiment horrible.

John se souvient. Peu après avoir évacué le studio, ne sachant tout emporter avec lui, il avait dû abandonner un portable sous une planche de parquet. Sage précaution, si les services de police avaient eu le nez creux, s'ils étaient montés et avaient enfoncé la porte, ils auraient découvert quelques armes. Inutilisées, les analyses balistiques l'auraient révélé. Par contre les gros titres du lendemain étaient tout faits. Une cache d'armes, situé opportunément juste au-dessus de la scène d'une pièce tragique. Parfait pour l'enquête. Ces armes là n'y sont pour rien? Les tireurs ont emporté celles qu'ils ont employé. Peut-être s'agissait-il de trafiquants? Que non, le studio appartient à un mort. Qui? Un ancien comptable, fils d'un autre comptable d'ailleurs. Découverte de poids, ce gus là était proche de Libre-Indépendance. Des fils se touchent, ce n'est pas la première fois que les reliques du mouvement apparaissent dans telle ou telle enquête. Et pour cause, combien d'armes perdues ont fini sur le marché noir, vendues pour trois fois rien au truand de passage. Combien de familles n'ont pas eu, à un moment, quelque membre sympathisant de l'ancien réseau contestataire.

Non seulement John a 'oublié' ce portable mais il a également omis de prévenir ses hommes. Ils ne le chercheront pas, ne le trouveront pas. Deux heures passent. Les réseaux mobiles sont saturés, il n'a pas d'autre choix que de se rendre sur place et de tenter l'invraisemblable. Muni de quelques bouteilles de mousseux et d'une bûche glacée, il apparaît joyeux au barrage de police. Il ne passera pas, ce n'est pas son intention. Il doit juste faire assez de bruit pour attirer l'attention des deux nettoyeurs, à cent mètres de là. Fenêtres ouvertes, on devine des ombres affairées. Pour donner le change, l'un des deux sort à intervalle régulier et parcourt la rue, annotant un carnet d'illusoires mesures. Dix minutes s'écoulent, John sent la patience des gardiens s’éroder. L'esclandre n'en sera que plus réaliste, mais il ne peut pas finir la nuit au poste. Finement, il décide d'ouvrir une bouteille qui, par malchance, projette son liquide pétillant sur l'un des policiers. Il gueule, maudit un dieu pour l'avoir mis de service ce soir, franchit la barrière. Quelques collègues accourent. Inutile, il gère. Gagné! Une tête pointe du troisième étage, John se redresse et crie de peur à la vue de l'agent qui s'approche. Devant comme derrière la barrière, des visages amusés regardent le pauvre fêtard faire dans son pantalon. L'un d'eux n'est pas rassuré. Son regard inquiet trahit ses intentions, sans un mot il saisit la boîte en carton - trempée par la glace fondue - et s'en retourne à sa tâche. Cinq mètres plus loin, il joue son acte. La boîte dégoulinante finit dans la poubelle, deux agents rient de sa maladresse. Ils ne l'ont pas vu tirer un petit bout de papier du carton.

samedi 5 janvier 2013

Juste des esclaves du passé

Il faudra quatre jours avant qu'enfin les infirmières lui laissent un journal. Quatre journées aussi longues que des années, passés à supputer sur ce qui lui était arrivé. Du temps, il en aurait vendu pour pouvoir retourner sur les lieux de la fusillade. Juste une heure, pour voir ce qu'il restait du carnage. Evidemment, les gros titres devaient avoir disparu depuis tout ce temps. La presse quotidienne ne s'encombre que rarement des sujets refroidis, ou alors pour boucher des trous. Il ne connaissait pas encore cette frustration d'être la victime oubliée d'un conflit éphémère. Erreur de jugement grotesque, sur la Une s'étalait encore un tire rouge sang: "Le mouvement Libre-Indépendance mis en cause". Purement factuel, pas d'accroche, rien qui puisse donner l'envie de lire les pages intérieurs.

Belgangle et son réseau de chemin de fer
Si ce n'est ce nom: Libre-Indépendance. Un mouvement vieux de plus de sept décennies. Réputé pour sa cruauté envers ses adversaires et sa folie meurtrière lorsqu'il est question de sa survie. John savait ce dont son père et quelques imbéciles avaient été capables à l'époque. D'un claquement de doigt ils ôtaient la vie, aux britanniques ennemis comme aux citoyens innocents. A l'époque la situation était toute autre. Au sortir de la guerre, Harry et sa bande de commandos, qu'il avait formé, choyé et mené au front s'étaient perdus dans de vaines illusions. Un imbroglio politique avait achevé de les convaincre: l'opposant n'était plus tant les allemands que les puissances coloniales. Un vent de liberté soufflait d'ailleurs sur les mondes asservis aux quatre coins du monde. Ce n'était que justice d'espérer un traitement équivalent. Puis des guerres s'étaient déclarés, foyers de violence lointains au sein desquels les erreurs des uns étaient les victoires des autres, même s'ils ne le savaient pas encore.

Pour Belgangle, c'était différent. L'île maudite est bien trop proche des côtés de ses ravisseurs historiques. Abandonner ce lopin de terre invivable aurait sans doute permis d'économiser des sommes colossales d'argent, surtout au Royaume-Uni exsangue, détruit par cinq années d'une barbarie inouïe. S'il n'était pas question de richesse, alors il s'agissait clairement d'un problème d’ego. De prestige. Donner l'autonomie à ce caillou coincé entre Londres et Amsterdam? Autant laisser les coudées franches aux soviétiques, un porte-avion naturel. Et ils savaient, les anglais, combien cela pouvait se révéler dangereux. Sans compter bien sûr qu'octroyer des droits à ses bannis d'ailleurs aurait donné des raisons de croire aux esclaves qui gisaient par-delà les océans. Il ne fallait rien lâcher. Libre-Indépendance s'était construit sur cette croyance, les britanniques ne lâcheraient pas un pouce de terre, fût-elle pourrie jusqu'au fond des tombes de ceux perdus corps et âmes pour sa défense.

Un noyau composé d'officiers de la première s'était très vite agrandi de quelques faiseurs de veuves. Des professionnels rompus à l'art du combat, dont les nerfs avaient été lissés par les pires situations. Puis le corps des sous-officiers du bataillon avait suivi, ameutant leurs hommes désormais laissés pour compte par un gouvernement factice qui ne savait que faire de ces criminels de guerre. Ils l'étaient tous, par la faute d'un seul: leur chef. Ils ne l'ignoraient pas, mais ils savaient aussi pertinemment pourquoi il avait tué de sang froid ce jour là. Le temps d'une guerre le secret avait été gardé. A l'armistice il avait été révélé, trop tard, le responsable s'était déjà évaporé. Qui parmi ses compagnons d'armes aurait pu lui reprocher? Tous les commandos, au fil des mois, avaient eu le temps de faire la part des choses. Pour arriver à une conclusion unique: les mêmes qui les avaient plongés dans une lutte fratricide les avait reniés. Il ne restait pour eux qu'une solution, prendre le maquis contre leurs propres frères, encore une fois, mais avec la passion d'une cause trop longtemps écrasée. Celle d'un pays libre et autonome, maître de son destin.

Des décennies de lutte avaient menés Belgangle à sa destinée, une liberté chèrement acquise, payée du prix du sang. Des milliers, des dizaines de milliers de morts. Trois véritables batailles rangées, une économie cachée, une organisation clandestine si gigantesque que d'aucun avaient imaginé qu'il s'agissait, pour la première fois de l'histoire, d'une lutte complètement populaire. Même les soviétiques n'avaient pu intégrer les rangs de cette machine de guerre invisible. Les coups durs avaient été surmontés un à un pour, finalement, devant l'insistance d'une Europe en quête de légitimité, obtenir ce précieux droit inné. Celui de vivre à sa guise dans la liberté la plus totale. Excepté ... que jamais une telle liberté ne devait se présenter. Au traité du mensonge signé avait succédé quelques années de répit. Les convaincus étaient rentrés chez eux, reconstruire leurs maisons, leurs familles déchirées par l'absence, la douleur ou l'incompréhension. Comment donc, à quelques dizaines de kilomètres d'un monde en paix, des hommes pouvaient-ils ressentir le besoin de se battre contre un envahisseur qui se contentait de gouverner? Leur hérésie n'avait plus de sens. Alors petit à petit, dès 1997, la très grande majorité d'entre eux avaient mis leur passé de côté.

Seuls les plus vieux, usés et inutiles, avaient continué à se voir. Bientôt rejoints par quelques incorruptibles idéalistes. Cette fois ce n'était plus une cause qui leur servait de liant, mais bien la peur. En 2001, leur seul tort fût de n'avoir jamais accepté le compromis proposé. Si les armes n'avaient plus été sorties, ils restaient persuadés que l'avenir leur donnerait raison. A coup de tracts et de slogans, ils s'acharnaient à maintenir une conscience collective. Aidés en cela par un butin de guerre phénoménal quoique jamais estimé avec justesse. Il pouvait tout aussi bien s'agir d'un coup de poker, Libre-Indépendance n'en avait jamais vendu le secret. L'ère du terrorisme posant ses gros sabots sur un territoire fragile et en proie à ses vieux démons, incapable de pardonner ses enfants pour lui avoir ouvert les yeux, leur peur s'était à nouveau transformé en cause. Pacifique cette fois. Néanmoins prête à agir pour sa propre défense et les intérêts d'un pays paralysé par sa propre inaction. Leurs slogans n'avaient plus cours, face aux publicités. Leurs tracts se perdaient dans un flot d'informations contradictoires. Un gouvernement d'union nationale n'avait pas su mener le pays sur la voie du développement. Le temps passait bien vite et la communauté internationale sa garda bien de réagir lorsqu'un premier contingent remis les pieds sur Belgangle. Quatre ans jour pour jour après l'avoir quitté.

La peur et la misère

Au coin de la rue la peur rejoint la misère.


lundi 31 décembre 2012

Bingo!

Un vent de gueux à déchirer les feuillages des arbres ratisse les rues. Dans ces conditions, mieux valait laisser  le scooter à la rédaction. Oh, il est tard, oui, mais la fatigue n'en est que plus pesante. Juste à temps, le jeune journaliste attrape chanceusement l'un des derniers métros. Il le conduit rapidement à sa destination, ne reste plus que quelques centaines de mètres à parcourir. En chemin il s'offre une pizza, repas du pauvre qui a trop d'argent malgré tout. Les trottoirs sont sales et vides, l'heure tardive et le temps exécrable ont poussé les passants à sa hâter. Tous sont chez eux à présent. Une sonnerie de gsm. Non, encore une fois il se surprend à l'imaginer. Réflexe professionnel ou paranoïa? Il le met sur le compte du jeûne prolongé, des heures de sommeil manquantes. Cette fois c'est un mouvement qui retient son attention. Un individu fait un bond pour tenter de se dérober à la vue du jeune garçon. Rêverie épuisante, une fois de trop, il peste. Rien ni personne ne se cache derrière ce poteau de signalisation. Il hallucine, il doit aller dormir maintenant. Manger d'abord, instinct primaire de conservation dont il se passerait finalement très bien.

Encore une transversale et son immeuble sera en vue. Il se dépêche, autant pour avaler son repas chaud que pour quitter cette tempête interminable. Toutes ces artères serrées ne sont que des goulets d'étranglement qui semblent prendre un malin plaisir à ébouriffer les coiffures, à se glisser entre les vêtements pour refroidir les corps. Scène étrange, cette fois bien réelle, droit devant lui à quelques encablures, deux personnes se font face. Le ton monte, à moins que ce ne soit dû à chacun de ses pas qui l'approchent du couple. Réflexion faite ils se disputent. D'autres inconnus accourent. Ils sont une quinzaine à hurler. La violence verbale en reste là, tout se calme, le vent reprend ses droits et emportent les velléités des uns et des autres. Erreur de jugement, dix mètres et la porte d'entrée sera devant lui, un cri d'horreur retentit. Suivi d'un bruit sourd. Puis un autre, un claquement. Un sifflement. Épuisé mais alerté, son oreille siffle. Il se tourne vers le mur qui borde son chemin, un trou béant apparaît, puis un autre. Des lueurs brèves brûlent ses yeux rouges. On tire!

Les rafales ne sont plus invisibles, le chaos les a rendue perceptibles. Par l'oreille bien sûr, mais pas seulement. Sans réfléchir, sonné par cette ouïe handicapée, il lâche sa boîte à pizza et le sachet contenant ses boissons. Presque naturellement il se rue vers son logis, à peine plus éloigné de lui qu'il ne l'est de ce groupe en pleine débâcle. Il ne lui faut guère plus de quarante secondes pour entrer en trombe dans sa chambre et saisir son appareil photo. Et pas davantage de temps pour redescendre au rez-de-chaussée. Dans la rue le silence est revenu. Ah non! Il n'entend plus, titube. Une goutte de sang tombe sur son boîtier. Il l'ignore et ouvre la porte, s'accroche à la poignée, respire un grand coup et fonce se réfugier dans l'alcôve d'un immeuble de bureaux. Derrière lui il devine le massacre en cours et cavale d'autant plus vite qu'il a l'impression d'être poursuivi par la fusillade.

Il n'aurait pas pu imaginer mieux le danger qui le poursuit. Derrière lui six ou sept hommes battent en retraite. Il se retourne et n'a que le temps de se jeter dans la dite alcôve. Ils sont sales, hirsutes, fatigués eux aussi. Leurs vêtements trahissent leur misère, leurs regards effrayés relatent leur lassitude. Ils ne croient plus en rien. Il saisi au vol leur expression incrédule. Le dernier ralentit, se tourne vers l'appareil photo, s'approche et fait mine de vouloir s'abriter. La place manque, le jeune journaliste sent qu'il va falloir lutter mais ne peut se départir de sa mission. Il se sent protégé, derrière son objectif, sa machine. Il appuie frénétiquement sur le déclencheur, le cliquetis des rouages et la vibration du moteur de mise au point lui font oublier la crainte. Latente mais apaisée par cette pseudo protection. Il recule d'un pas et sent un mur l'empêcher d'aller plus loin, l'homme s'arrête, jette un coup d'oeil à sa gauche, crie et se remet à courir. Il ne fera pas trois pas. Comme jeté à terre par une force invisible et invincible sa nuque s'ouvre au grand jour. Le photographe de circonstance immortalise la chute puis, sans penser une seconde, saute par-dessus le corps, mitraillant sans même cadrer.

Son appareil lui échappe, une brûlure intense paralyse son bras, sa main désobéit et son épaule se déboîte. Il n'entend toujours rien mais ressent une présence. Un tram passe en trombe, des lumières bleues clignotent. Un autre combat s'engage, ce ne sera pas le sien. Il s'effondre sans un mot sur le corps de cet homme qu'il ne connaît pas. Le sang de l'autre victime imbibe instantanément son pantalon alors qu'il parvient avec difficulté à rouler vers la rigole. D'un coup de bassin il se retourne et voit quatre ombres disparaître au coin de la rue. Sa position inconfortable le force glisser davantage et il ignore tout de ce qui se passe derrière lui. C'est un miracle si la voiture de police ne l'écrase pas dans sa fuite en avant. Un agent sort du véhicule et l'agrippe par son bras valide. Nouvelle douleur, il lui semble qu'on essaie de lui arracher son seul moyen de s'échapper, tandis que ses jambes lourdes ne parviennent plus à faire ramper ce corps douloureux. A moins que? Oui, à deux secondes de l'évanouissement il surprend la silhouette massive d'un policier qui le tire sans ménagement derrière un véhicule. Bouclier illusoire mais il semble que tout soit fini. C'en est trop et il se laisse emporter par les brumes de l'inconscience.

Plusieurs réveils violents ôteront toute capacité de résistance en lui.

Jusqu'à ce matin, suppose-t-il. Il est opportunément couché sur un lit très confortable. Son cou le blesse, son bras droit ne ressent rien. Le gauche est à peine plus réactif mais il vit. Ce n'est pas la première fois qu'il se trouve dans cet état de demi-conscience. Une situation ubuesque où l'esprit fonctionne à mille à l'heure sans parvenir à avancer. Petit à petit il se rassure et se rappelle qu'il s'agit d'un effet classique de l'anesthésie. A quoi bon lutter dans ce cas, il s'endort paisiblement.
Quelques heures plus tard, suppose-t-il encore, une douleur lancinante le réveille à nouveau. Excepté qu'il n'est plus seul, deux personnes s'affairent autour de son lit. La belle affaire, lui qui dormait du sommeil du juste, le voila dérangé. Un remue ménage intempestif qui attise sa curiosité en plus. Ce sont des infirmières! Elles remarquent son état et l'une d'elle se met en devoir de lui expliquer pourquoi il est là ... et pas dans un caniveau en train d'agoniser. La bouche pâteuse et la conscience fuyante il sourit et lâche brutalement qu'il sait très bien ce qui l'a mené ici. A vrai dire ses souvenirs sont incomplets. Plus il y pense et plus les images sont claires, ses yeux se perdent dans le néant. Un claquement de doigt. Elle le ramène à la vie, s'inquiète, tout va bien prétend-il. Menteur. La nuit se passera sans une minute de repos, cauchemar sur cauchemar. Impossible de se départir des scènes pénibles de la veille. Des détails dont il n'avait même pas eu conscience finissent par définitivement le convaincre de son imbécillité: c'était une boucherie.

Encore un petit matin, mêmes sensations, même déni de mauvaise foi. Tout va bien. On lui répond que dans ce cas les policiers seront autorisés à lui rendre visite. Ils ne se font pas prier et entrent sans attendre. Deux heures plus tard ils repartent la mine sombre. Lui n'en sait pas plus, eux se demandent s'il fallait vraiment sauver ce charognard. Que pouvait-il faire? Sauter sur un cadavre déjà exsangue pour presser ses mains tremblantes sur une plaie bouillonnante de sang? Les enquêteurs n'ont que faire de ses questions, un flou artistique, c'est ainsi qu'il qualifierait cette expérience d'interrogatoire. La vérité, pense-t-il, c'est que même la police se trouve dépassée par les évènements. Les heures s'égrènent et la conviction réapparaît. Son esprit revient benoîtement, lui rappelle que ce soir là, justement, il rentrait d'une longue journée passée à couvrir un fait divers sordide. Quatorze cadavres de sans-abris, l'information était finalement tombée comme un couperet, à cinq minutes de l'échéance de la troisième édition. Les papiers avaient été finalisés, dans l'urgence, puis les planches avaient été envoyées à l'imprimerie. Seuls restaient quelques employés et deux rédacteurs, en plus de lui. C'était une bonne journée. Elle avait simplement mal tourné, sinon qu'il devait avoir quelques bonnes photos de ... sans-abris. Ces hommes étaient aussi des mendiants, il en était certain ce soir là, il en est plus que jamais convaincu après avoir passé quarante huit heures sur un lit à ressasser encore et encore la tuerie à laquelle il avait assisté.

Merde! L'appareil photo, ils ont dû le saisir. Enfoirés ...

samedi 29 décembre 2012

Mauvais calcul


J. ne connaissait pas le lieu de la rencontre. Son contact s'était contenté d'un coin de rue parmi d'autres, ce qui avait tendance à le rendre nerveux. Dans ces conditions, impossible de prendre les devants. De s'assurer du soutien d'un camarade. Soucieux de ne pas risquer la couverture des autres, il n'avait donc rien dit de ce rendez-vous. A part qu'il en avait un avec M. Abraham. Un belge, juif, membre honoraire de la sûreté de l'état. La première fois qu'ils s'étaient vus, la situation était différente et pourtant semblable en de nombreux points. C'était l'archétype de l'homme ventripotent. Issu d'une riche famille de diamantaires, M. Abraham n'acceptait les rencontres qu'à condition d'en tirer quelque chose. Le reste du temps il se contentait d'informer sa hiérarchie de ce qui se passait dans la capitale, par mail. D'ailleurs il n'avait jamais rien de bien gros à leur proposer. Quelques compte-rendus de police, de temps à autre les noms de quelques malfrats de haut vol. Rien qui vaille le coûteux entretien d'une véritable antenne outre-manche. La Belgique n'en avait de toute façon pas les moyens, la sûreté de l'état se bornait donc à subventionner des indicateurs, comme M. Abraham. Un moyen pratique de s'assurer que certains secrets restent dans le bon camp. Le vieil homme avait en effet souvent eu affaire aux péripéties africaines, dans le cadre de son activité commerciale notamment. L'état s'était servi de lui pour se fournir en pierres précieuses par exemple, qui servaient de monnaie d'échange contre de l'armement. C'était il y a plus de trente années, depuis le juif avait fait du chemin, escroqué à foison son employeur inavoué et lavé ses mains du sang qu'elles recouvraient. Jusqu'au jour où l'Afrique n'a plus voulu de lui. La queue entre les jambes il n'avait pas osé retourner à Anvers, auprès des siens. Très habilement il avait donc négocié avec le consul de Belgique pour Belgangle. Abraham n'avait pas été trop gourmand, en échange de son silence la Belgique l'aiderait à établir une filiale diamantaire sur l'ancienne colonie et assurait sa sécurité d'esprit. Le consul en avait fait son parti et s'était arrangé pour que le juif reste sous l'emprise – toute relative – des services secrets.

En plein hiver et un jour de réveillon de surcroît, les rues sont pleinement éclairées et bondées. Certainement à proximité des rues commerçantes. J. Avait tout de même pris le risque de se rendre plus tôt que prévu au coin de la rue mentionnée par l'ancien agent. Il s'était donné une heure pour faire le tour du quartier, vérifier si personne ne le suivait ou ne l'épiait. Après quarante minutes de pérégrinations il s'était assis dans un café d'où il pouvait voir les différentes rues qui mènent au lieu de rencontre. Deux tasses de jus de chaussette plus tard, la silhouette bedonnante du belge apparaissait. Comme J. Le prévoyait, l'homme alluma une cigarette et fît un tour sur lui-même, probablement en train de se demander où pouvait bien se trouver le vieillard. Car J. N'est plus ce qu'il était. Ancien des commandos, il avait regardé tous ses frères d'armes mourir et attendait désormais son tour. Ce n'était même plus une question d'années. Il rejoindrait alors ses camarades non sans avoir le sentiment du devoir accompli. En attendant, il rendait de menus services au mouvement et veillait comme un chien de garde sur John. Les deux hommes étaient proches, J. Était comme un père pour le jeune chef, il lui avait quasiment tout appris. Du maniement des armes à la gestion des hommes, de la vie clandestine aux moyens de dormir la conscience tranquille. Même après avoir ôter la vie.

J. était concentré à présent. En sortant du café, il se racle la gorge, pour faire signe à son partenaire improvisé qu'il est prêt. Sans même le regarder, Abraham se met à descendre le boulevard. Où va-t-il? Il n'est quand même pas paranoïaque au point de se rendre au cœur de la grande galerie commerciale en contrebas? J. se demande si le juif n'a pas, lui aussi, un peu vieilli. A moins que ce soit lui qui ne se fasse trop d'idées. Prudemment, il reste à une cinquantaine de mètres de ce mercenaire avide d'argent. Un cliché à lui tout seul, et pourtant. Difficile de perdre sa trace, avec sa démarche d'obèse en passe de claquer. Des volutes de fumée marquent sa position dans les groupes de passants qu'il croise. Quelques gamins le dépassent en riant, J. Se sent de plus en plus mal à l'aise. Car cent mètres plus loin des caméras épient les moindres faits et gestes des piétons. Une évolution technique des rues dont il se serait bien passé, sa seule parade valable consistant à descendre son vieux chapeau. Efficace pour empêcher d'être reconnu sur les bandes, un véritable handicap pour voir plus loin que le bout de son nez.
Heureusement non, le juif tourne juste avant la rue piétonne fatidique. J. souffle d'aise et attend le feu vert suivant pour rejoindre le gros bonhomme. Il se dandine déjà en direction de la gare. Un mauvais pressentiment de plus. Le militant se rassure toutefois en se remémorant les lieux, beaucoup d'angles morts, de coins sombres aussi ... il a la gorge sèche. Dix minutes plus tard, les deux vieux sont assis sur un banc. Ils attendent le train, à l'évidence. A son arrivée, J. prend la décision de se lever en premier pour choisir son point d'entrée. La dernière voiture semble relativement vide, à part quelques voyageurs à moitié endormis. Il monte et constate du coin de l'oeil qu'Abraham fait de même, mais deux wagons plus loin. Qu'à cela ne tienne, s'il veut voir la couleur de son argent, c'est lui qui fera le premier pas. J. s'en tiendra à prendre l'initiative du choix des places. Pas de chance, ce sont de vieux wagons, peu ouverts l'un sur l'autre. Il finit par s'asseoir dans un petit compartiment, en bout de voiture. L'assurance de ne pas être déranger tout se laissant deux voies de replis. L'une vers l'arrière, à vingt mètres de là. L'autre vers l'avant et les nombreux autres compartiments plus peuplés. Abraham finit par le rejoindre, il a un sourire en coin, visiblement satisfait du choix de son compagnon de route.

"Tu vires décidément mal Jacques, toujours aussi méfiant. Ne suis-je pas ton meilleur ami du plat pays? Tu as ce que je t'ai demandé?"

Sans un mot J. lui tend une enveloppe gonflée par les euros qu'elle contient. Pour cette petite escapade il a fallu tirer des caisses du mouvement pas moins de 20.000 euros en liquide. Ce qui n'est pas bien grave en soi, vu la réserve dont il dispose. Malgré tout le vieillard rechigne à laisser partir tant de cash chez un type comme Abraham, qui a littéralement vendu son frère aux chinois, d'après la rumeur.

"Je n'aurai jamais confiance en toi non plus, rassure-toi. Que me vaut donc cette charmante entrevue? Tu constateras que moi-même je ne suis pas fou, je sais que les trains ne sont pas la panacée pour ce qui est d'éviter d'être suivi. Cela dit j'ai entendu pas mal de choses sur tes copains dernièrement. Paraît qu'ils s'en prennent toujours aux étrangers ... c'est bien triste après tout ce que mon pays a fait pour vous!

Tu sais que tu n'étais pas en danger avec moi. Je suis venu seul, je t'ai payé. Maintenant tu la fermes et tu m'écoutes!"

Abraham sourit, Jacques semble réellement mal à l'aise. Pourtant il ne se fie pas à cette impression. Malgré son âge, les années d'expérience de la clandestinité l'ont rendu particulièrement maître de lui, si bien qu'il est très difficile de savoir quand l'ex commando se sent acculé. Or c'est la dernière des choses à faire avec ce vénérable grand-père, Abraham est convaincu qu'il se ballade toujours avec une grenade, au cas où. Vieux réflexe de combattant de l'ombre qui refusera toujours de partir sans un dernier coup de force. Le juif se lève, s'assied à côté de J.

"Je t'écoute bien sûr."

Sa langue siffle, il se régale en fait. J. ne se laisse pas impressionner, tous deux savent qu'en cas de conflit, personne n'en sortira indemne.

"Le gamin s'inquiète de notre image sur le continent. Nous savons que les britanniques pensent que nous avons enrôlé des crapules dans la rue pour faire le sale boulot à notre place. Nous savons qu'ils vous ont transmis des informations à ce sujet, juste assez pour que ton consulat place un quelques caméras en plus. Nous savons encore qu'ils ne vous ont pas tout dit, du peu qu'ils savent.

Et comment pourrais-tu savoir tout cela? Aux dernières nouvelles ton jeunot se terre comme un lapin chassé ...

Précisément. Ecoute moi, tu pourras faire un rapport sur ce que je te raconte. Pas besoin de la jouer fine. Nous engageons bien des SDF. Et mon petit doigt me dit que si les brits s'en sont rendu compte aussi vite, c'est parce qu'ils font dans leur froque.

Ooooh je vois. Vous les testez et je suis censé être le messager de la bonne nouvelle: vous faites désormais dans l'humanitaire.

Imbécile! Ils ne comprendront jamais qu'à force de croire que Belgangle va devenir une vraie plaie pour leur Reine, qu'à force de diviser leurs services ici, ils se mettront toujours le doigt dans l'oeil. Le problème n'est pas tellement que nous recrutons quelques pochtrons, le problème c'est que leurs moutons de terrain s'imaginent des scénarios absurdes. Et bien sûr, au pays, il n'y a pas un connard pour leur dire que plus ils s'imagineront des trucs débiles, plus le chaos régnera ici.

Là mon vieux camarade, tu ne fais que répéter l'évidence. Ce n'est pas nouveau cette politique de l'autruche. Tant que les pontes ont une vue d'ensemble de la situation et tant qu'ils considéreront Belgangle comme un furoncle dans leur trou de cul, ils laisseront leurs gars foutent la merde. Je dois avouer que cela commence à servir mes intérêts d'ailleurs ...

Je ne veux pas savoir dans quoi tu as encore trempé ta bite. Fais un rapport c'est tout. Explique qu'un membre fiable du mouvement reconnait que des SDF ont été embauchés, temporairement. Pourquoi? Je te laisse décider, tu es assez artiste pour ça. Par contre il faut que la raison de cette manœuvre exclue notre implication dans le charnier!

Bien sûr, tout ce que tu veux. Ou presque. Je ne crois pas que tu saisisses bien les enjeux de tout cela, comme toujours vous vivez dans vos rêves. C'est quoi votre plan, éradiquer la misère humaine du pays? Cela fait longtemps que tout le monde sait que vous n'êtes plus bon à rien, tu aurais dû dire à John d'être plus prudent lorsqu'il essaie d'améliorer son image sur le continent comme tu dis si bien.

Qu'est-ce que tu sais?", demande J. dont le sang se glace tout à coup.

"Rien vieil ami, rien qui te regarde. Maintenant lève-toi et marche, change de wagon."

Interloqué par le ton inquisiteur et mystérieux du juif, Jacques s'écarte légèrement et lui fait comprendre que sa main n'est pas dans sa poche par hasard. Abraham se met à rire et le toise du regard. D'un sourire glacé, il lui lance un 'imbécile' amer. Se lève avec difficulté. Jacques le suit des yeux et pointe son revolver sur son dos, le juif s'empare de la poignée de la porte coulissante qui sépare les deux wagons. Soudain il tombe assis sur la banquette adjacente. Jacques plisse les yeux, le cochon en a finalement eu pour son argent. Il respire vite, se tient la poitrine, tend les jambes et commence à blanchir. Cette fois Jacques n'y tient pas, il s'approche de la masse agonisante. Si l'homme meurt, le chaos s'abattra de nouveau sur le mouvement. Comme il y a trois ans. Excepté qu'à l'époque le juif ne se portait pas aussi mal. Jacques réfléchit, vite, et d'instinct se saisit du revers du manteau de ce qui deviendra bientôt un cadavre. Il fouille sa poche intérieure, trouve un GSM, c'est cela. 

Un choc le propulse en arrière, l’appareil lui glisse des mains. Il retient un cri de stupéfaction et sent dans le mouvement que quelque chose derrière lui fait perdre l’équilibre. J. tombe, raide, sur la tablette à laquelle il tourne le dos. Il en perçoit les bords saillants qui pénètrent en ces côtes, en brisent certaines aux passages. La douleur s’empare de sa poitrine, comme lorsqu'une balle avait perforé l’un de ses poumons. Jacques est sonné, tout juste a-t-il le temps d’apercevoir la silhouette floue d’une arme pointée vers lui.

dimanche 23 décembre 2012

Ce sera au moins deux pages

Troisième journée de pluie. Le déluge ne s'arrête pas. Insidieuse pluie qui ne force pas à s'abriter mais qui trempe jusqu'aux os. Devant le vaste bâtiment, deux motos. Un scooter s'approche, à fond, il passe de justesse entre deux poteaux. L'un d'eux est penché, sans doute heurté par un livreur maladroit. Ou était-ce une fois de plus un incivique pressé de se parquer. La machine décrit une large courbe, s'arrête. Un petit bonhomme en descend rapidement. Trois mètres plus loin, il ne l'a pas vue, une infographiste le salue. Il répond sans respect, distraitement puis se propulse à toute vitesse à l'intérieur. Des gouttes perlent sur sa veste et vont s'écraser au sol, ses chaussures couinent. Il ne fait pas d'écart, répond en silence à l'accueil du téléphoniste. Son badge lui ouvre toutes les portes. A grandes enjambées il gagne un bureau de stagiaire. S'arrêtant à peine pour gratifier d'un bonjour inaudible le pigiste préposé aux affaires bruxelloise. C'est dimanche, merde, pas besoin d'être de bonne humeur. Pas de raison non plus. Une fois encore, personne n'a pris la peine d'éteindre l'ordinateur. Pire, cette stagiaire s'est contenté de laissé le PC partir en veille, sans quitter sa session. Foutue paresseuse, toujours prête à déguerpir de la rédaction à toute vitesse. Peu importe.

Petit à petit d'autres arrivent dans l'indifférence générale. La disposition des lieux ne se prête pas aux effusions de toute façon. Il s'assied, ouvre les programmes habituels. Twitter ne raconte rien de beau, Facebook est morne comme à son habitude. Un papier vite rédigé pour faire de la publicité à ses écrits puis il se plonge dans les dépêches d'agence. Pas d'information, l'abécédaire des journées types. Quelques études et l'une ou l'autre idiotie. Souvent des communiqués, que faire d'eux? La place dans le journal manquera quoi qu'il arrive. Et ailleurs? Même rengaine: morts, attentats, procès, scandaleuses déclarations des pontes du monde. Rien ne méritera une ligne, à moins qu'il y ait assez de victimes.
Pas un bruit, quelques cliquetis de clavier de temps en temps, pas davantage. Il s'endort devant un écran sans vie. Quand un cri retenti, ambiance foot dans le coin des sportifs. Tant mieux pour eux, ils auront quelque chose à analyser et à écrire. Sans passion il s'intéresse au match une poignée de minutes avant de s'en retourner aux agences. Ah! Une alerte.

Cinq cadavres découverts dans une décharge
Belgang 23/12 (Infobe)
Cinq cadavres ont été découverts dans un décharge situé à quelques kilomètres de Belgang, la capitale insulaire. Le parquet s'est rendu sur place mais pour l'heure aucune déclaration n'a été faite. Selon les dires de quelques témoins sur place, c'est le gérant du dépôt d'immondices qui a prévenu la police. Une heure plus tard la zone était bouclée par un dispositif policier imposant. (FH)
Pas de quoi en faire un plat. La réunion de rédaction va débuter, tardivement comme de coutume. Le sujet est abordé. Cinq morts, pas mal, une brève. Le site 365j parle de SDF, les victimes seraient de pauvres malheureux. Sordide. Toujours pas de quoi en faire un plat. Un spécialiste des faits divers suivra le fil d'actualité, au cas où. Plus loin les sportifs vivent le match. Un journal virevolte et vient frapper la tête d'un fan, l'occasion n'a pas été concrétisée. Dommage, il parait que l'on gagne des matchs parfois. Le jeune journaliste se demande si ...

Les premières fouilles mettent un charnier au jour
Belgang 23/12 (Infobe)
Une douzaine de cadavres auraient été découverts dans une décharge, près de Belgang. Le périmètre des recherches a été étendu et de nouveaux fourgons sont arrivés sur les lieux. Le procureur de la République doit faire une déclaration vers 16h, heure locale.
Selon plusieurs sources concordantes il s'agirait de mendiants provenant de la capitale. La police se refuse toujours à tout commentaire. 
L'excitation grandit dans la salle. Douze morts! Une page. Ce n'est pas loin et c'est bizarre, des mendiants? Autant au même endroit, c'est plus qu'un règlement de compte. Déjà des titres évocateurs font leur apparition: "Crimes sordides dans les bas-fonds", "Des mendiants massacrés", "L'horreur sans nom après la découverte d'un charnier". Des informations imprécises aussi, ils auraient été exécuté à la hache, ou juste refroidis par balle. Des morts dont personne ne se serait soucié s'ils n'avaient été aussi nombreux. On va faire gros, deux pages peut-être. Il faut retrouver des cas similaires, il n'y en a pas, pas avec autant de victimes. Qu'à cela ne tienne, allons chercher les règlements de comptes entre ivrognes. Les télévisions diffusent des images qu'on croirait datées de Srebrenica. La crasse, la puanteur envahit les esprits. Entre deux grillages recouverts de draps, pour empêcher la vue, la brise arrache les colsons, dévoilant un corps étendu à peine recouvert d'une bâche blanche. Son bras est retourné, désarticulé sur le sol. Un peu à l'écart quatre ou cinq experts de la police scientifique examinent ce qui ressemble à un tas de sacs poubelle. Non, ce sont des corps entremêlés. Un policier se hâte et attache les draps, les caméras ne peuvent plus transmettre l'ampleur de la folie.

Dans le bureau, on se tait. On n'y croit pas tout en souriant, voila que la journée est gagnée. Un fait divers comme les gens les aiment. Deux pages ne seront finalement pas de trop.

"Tôt ce matin, le gestionnaire de la décharge à fait appel à nos services. Il était en train de déverser des immondices lorsqu'il a aperçu un corps. Il a immédiatement prévenu la police puis a évacué son camion des lieux. Ce faisant, il s'est rendu compte que la terre avait été retournée et qu'une demi douzaine de corps dépassaient. Pour l'heure les causes de la mort sont inconnues, de même que l'identité des victimes. Aucune piste n'est privilégiée mais nous pensons qu'il s'agit du dépôt d'un tueur en série, nous faisons donc appel à toute personne qui aurait été témoin de faits étranges aux abords de la décharge.

S'agit-il de mendiants?

Je sais que des informations circulent à ce propos. Je ne peux rien confirmer vu l'état des corps."

Sale affaire pour ce petit coin de campagne. Le fait est que, selon un photographe d'agence arrivé tôt sur place, l'un des cadavres est celui d'un ancien chef d'entreprise. Il l'avait rencontré alors que l'homme venait de tout perdre et se battait avec l'administration pour obtenir de nouveaux papiers d'identité. Les anciens lui avaient été volé lors de sa seconde nuit dans la rue. Aux télévisions le photojournaliste s'était empressé de raconter que l'homme était méconnaissable, gonflé et bleu. Ce n'est que parce qu'il l'avait suivi durant deux jours dans ses pérégrinations administratives qu'il l'avait reconnu.