Un vent de gueux à déchirer les feuillages des arbres ratisse les rues. Dans ces conditions, mieux valait laisser le scooter à la rédaction. Oh, il est tard, oui, mais la fatigue n'en est que plus pesante. Juste à temps, le jeune journaliste attrape chanceusement l'un des derniers métros. Il le conduit rapidement à sa destination, ne reste plus que quelques centaines de mètres à parcourir. En chemin il s'offre une pizza, repas du pauvre qui a trop d'argent malgré tout. Les trottoirs sont sales et vides, l'heure tardive et le temps exécrable ont poussé les passants à sa hâter. Tous sont chez eux à présent. Une sonnerie de gsm. Non, encore une fois il se surprend à l'imaginer. Réflexe professionnel ou paranoïa? Il le met sur le compte du jeûne prolongé, des heures de sommeil manquantes. Cette fois c'est un mouvement qui retient son attention. Un individu fait un bond pour tenter de se dérober à la vue du jeune garçon. Rêverie épuisante, une fois de trop, il peste. Rien ni personne ne se cache derrière ce poteau de signalisation. Il hallucine, il doit aller dormir maintenant. Manger d'abord, instinct primaire de conservation dont il se passerait finalement très bien.
Encore une transversale et son immeuble sera en vue. Il se dépêche, autant pour avaler son repas chaud que pour quitter cette tempête interminable. Toutes ces artères serrées ne sont que des goulets d'étranglement qui semblent prendre un malin plaisir à ébouriffer les coiffures, à se glisser entre les vêtements pour refroidir les corps. Scène étrange, cette fois bien réelle, droit devant lui à quelques encablures, deux personnes se font face. Le ton monte, à moins que ce ne soit dû à chacun de ses pas qui l'approchent du couple. Réflexion faite ils se disputent. D'autres inconnus accourent. Ils sont une quinzaine à hurler. La violence verbale en reste là, tout se calme, le vent reprend ses droits et emportent les velléités des uns et des autres. Erreur de jugement, dix mètres et la porte d'entrée sera devant lui, un cri d'horreur retentit. Suivi d'un bruit sourd. Puis un autre, un claquement. Un sifflement. Épuisé mais alerté, son oreille siffle. Il se tourne vers le mur qui borde son chemin, un trou béant apparaît, puis un autre. Des lueurs brèves brûlent ses yeux rouges. On tire!
Les rafales ne sont plus invisibles, le chaos les a rendue perceptibles. Par l'oreille bien sûr, mais pas seulement. Sans réfléchir, sonné par cette ouïe handicapée, il lâche sa boîte à pizza et le sachet contenant ses boissons. Presque naturellement il se rue vers son logis, à peine plus éloigné de lui qu'il ne l'est de ce groupe en pleine débâcle. Il ne lui faut guère plus de quarante secondes pour entrer en trombe dans sa chambre et saisir son appareil photo. Et pas davantage de temps pour redescendre au rez-de-chaussée. Dans la rue le silence est revenu. Ah non! Il n'entend plus, titube. Une goutte de sang tombe sur son boîtier. Il l'ignore et ouvre la porte, s'accroche à la poignée, respire un grand coup et fonce se réfugier dans l'alcôve d'un immeuble de bureaux. Derrière lui il devine le massacre en cours et cavale d'autant plus vite qu'il a l'impression d'être poursuivi par la fusillade.
Il n'aurait pas pu imaginer mieux le danger qui le poursuit. Derrière lui six ou sept hommes battent en retraite. Il se retourne et n'a que le temps de se jeter dans la dite alcôve. Ils sont sales, hirsutes, fatigués eux aussi. Leurs vêtements trahissent leur misère, leurs regards effrayés relatent leur lassitude. Ils ne croient plus en rien. Il saisi au vol leur expression incrédule. Le dernier ralentit, se tourne vers l'appareil photo, s'approche et fait mine de vouloir s'abriter. La place manque, le jeune journaliste sent qu'il va falloir lutter mais ne peut se départir de sa mission. Il se sent protégé, derrière son objectif, sa machine. Il appuie frénétiquement sur le déclencheur, le cliquetis des rouages et la vibration du moteur de mise au point lui font oublier la crainte. Latente mais apaisée par cette pseudo protection. Il recule d'un pas et sent un mur l'empêcher d'aller plus loin, l'homme s'arrête, jette un coup d'oeil à sa gauche, crie et se remet à courir. Il ne fera pas trois pas. Comme jeté à terre par une force invisible et invincible sa nuque s'ouvre au grand jour. Le photographe de circonstance immortalise la chute puis, sans penser une seconde, saute par-dessus le corps, mitraillant sans même cadrer.
Son appareil lui échappe, une brûlure intense paralyse son bras, sa main désobéit et son épaule se déboîte. Il n'entend toujours rien mais ressent une présence. Un tram passe en trombe, des lumières bleues clignotent. Un autre combat s'engage, ce ne sera pas le sien. Il s'effondre sans un mot sur le corps de cet homme qu'il ne connaît pas. Le sang de l'autre victime imbibe instantanément son pantalon alors qu'il parvient avec difficulté à rouler vers la rigole. D'un coup de bassin il se retourne et voit quatre ombres disparaître au coin de la rue. Sa position inconfortable le force glisser davantage et il ignore tout de ce qui se passe derrière lui. C'est un miracle si la voiture de police ne l'écrase pas dans sa fuite en avant. Un agent sort du véhicule et l'agrippe par son bras valide. Nouvelle douleur, il lui semble qu'on essaie de lui arracher son seul moyen de s'échapper, tandis que ses jambes lourdes ne parviennent plus à faire ramper ce corps douloureux. A moins que? Oui, à deux secondes de l'évanouissement il surprend la silhouette massive d'un policier qui le tire sans ménagement derrière un véhicule. Bouclier illusoire mais il semble que tout soit fini. C'en est trop et il se laisse emporter par les brumes de l'inconscience.
Plusieurs réveils violents ôteront toute capacité de résistance en lui.
Jusqu'à ce matin, suppose-t-il. Il est opportunément couché sur un lit très confortable. Son cou le blesse, son bras droit ne ressent rien. Le gauche est à peine plus réactif mais il vit. Ce n'est pas la première fois qu'il se trouve dans cet état de demi-conscience. Une situation ubuesque où l'esprit fonctionne à mille à l'heure sans parvenir à avancer. Petit à petit il se rassure et se rappelle qu'il s'agit d'un effet classique de l'anesthésie. A quoi bon lutter dans ce cas, il s'endort paisiblement.
Quelques heures plus tard, suppose-t-il encore, une douleur lancinante le réveille à nouveau. Excepté qu'il n'est plus seul, deux personnes s'affairent autour de son lit. La belle affaire, lui qui dormait du sommeil du juste, le voila dérangé. Un remue ménage intempestif qui attise sa curiosité en plus. Ce sont des infirmières! Elles remarquent son état et l'une d'elle se met en devoir de lui expliquer pourquoi il est là ... et pas dans un caniveau en train d'agoniser. La bouche pâteuse et la conscience fuyante il sourit et lâche brutalement qu'il sait très bien ce qui l'a mené ici. A vrai dire ses souvenirs sont incomplets. Plus il y pense et plus les images sont claires, ses yeux se perdent dans le néant. Un claquement de doigt. Elle le ramène à la vie, s'inquiète, tout va bien prétend-il. Menteur. La nuit se passera sans une minute de repos, cauchemar sur cauchemar. Impossible de se départir des scènes pénibles de la veille. Des détails dont il n'avait même pas eu conscience finissent par définitivement le convaincre de son imbécillité: c'était une boucherie.
Encore un petit matin, mêmes sensations, même déni de mauvaise foi. Tout va bien. On lui répond que dans ce cas les policiers seront autorisés à lui rendre visite. Ils ne se font pas prier et entrent sans attendre. Deux heures plus tard ils repartent la mine sombre. Lui n'en sait pas plus, eux se demandent s'il fallait vraiment sauver ce charognard. Que pouvait-il faire? Sauter sur un cadavre déjà exsangue pour presser ses mains tremblantes sur une plaie bouillonnante de sang? Les enquêteurs n'ont que faire de ses questions, un flou artistique, c'est ainsi qu'il qualifierait cette expérience d'interrogatoire. La vérité, pense-t-il, c'est que même la police se trouve dépassée par les évènements. Les heures s'égrènent et la conviction réapparaît. Son esprit revient benoîtement, lui rappelle que ce soir là, justement, il rentrait d'une longue journée passée à couvrir un fait divers sordide. Quatorze cadavres de sans-abris, l'information était finalement tombée comme un couperet, à cinq minutes de l'échéance de la troisième édition. Les papiers avaient été finalisés, dans l'urgence, puis les planches avaient été envoyées à l'imprimerie. Seuls restaient quelques employés et deux rédacteurs, en plus de lui. C'était une bonne journée. Elle avait simplement mal tourné, sinon qu'il devait avoir quelques bonnes photos de ... sans-abris. Ces hommes étaient aussi des mendiants, il en était certain ce soir là, il en est plus que jamais convaincu après avoir passé quarante huit heures sur un lit à ressasser encore et encore la tuerie à laquelle il avait assisté.
Merde! L'appareil photo, ils ont dû le saisir. Enfoirés ...
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