Un coin de rue comme tant d'autres dans cette ville. Excepté sa destination, la grande bâtisse qui le matérialise n'est rien d'autre qu'une relique du passé. Un ancien lieu de gloires professionnelles. Fonctionnaires ou employés, nul ne sait plus qui y a vécu sa carrière. Qu'importe d'ailleurs, il n'est plus à présent que le rendez-vous des misérables. Et cette foule qui tous les soirs de la semaine se rassemble retient son souffle. Parmi les quidams qui peuplent les rues le jour et les hante la nuit, certains entreront. Certains n'auront pas cette chance, ils retourneront affronter un hiver incertain. Parfois ils ne se relèvent pas, alors qu'il leur aurait suffit d'un court instant de repos, au chaud, dans un lit, avant de replonger dans l'enfer de leur esprit.
A quelques mètres de là, dans la longue rue qui borde les plus prestigieux lieux de pouvoir, un autre monde. Quelques appartements empilés que l'on croise brièvement du regard lorsqu'ils sont éclairés. Puis on s'en va rejoindre son chez soi, heureux de ne pas avoir à supporter quelques dizaines de mètres carré seulement. Une autre misère, celle de la routine. Celle des êtres qui vouent leur existence à grappiller quelques deniers pour s'offrir le luxe de ne pas avoir à faire la queue. Pour quoi? Une nuit de vie supplémentaire, un confort improbable.
A bord de cet esquif urbain, tous n'ont pas le même destin. Certains servent leurs intérêts, égoïstement. D'autres rêvent, sans avenir, mais leur futur en main. Croient-ils. Pauvres bougres de citadins, ils en oublient même dans quel pétrin leur naissance les a mis. Une société vouée à l'échec répétitif, à la perte d'une vision qui avait jadis mené l'humanité vers ce que quelques philosophes ont pompeusement nommé le progrès. Triste histoire que celle-là, sauf pour l'un d'eux. Lui n'a pas voulu occulter les leçons du passé, sans doute inspiré par la folie d'un père qui a trop souvent vendu son âme au diable. Ses hommes l'ont appelé capitaine, ses ennemis l'ont haï sans jamais pouvoir l'atteindre. Des idéaux l'ont propulsé au sommet d'une gloire qu'aucun homme ne souhaite connaître un jour. Au point de devenir le symbole d'une lutte trop longtemps perdue, jusqu'à ce que ...
Son fils n'a pas eu à reprendre le flambeau. Son seul héritage: un système fondé sur l'espoir que le meilleur est à venir. Pourtant il ne veut ni peut oublier le sacrifice de quelques-uns, au nom de cette liberté qui a mu leurs actes les plus barbares. Communistes, fascistes, utopistes, écologistes, ... tous partagent le même fardeau. Un poids mort qui leur donne l'image du prisonnier attaché à son boulet. Une image d’Épinal si l'on veut, car qui à part nos ancêtres a jamais eu l'occasion de voir réellement de quoi il était question. De la terreur, de l'esclavagisme, de la mort. Ces fous refusent ces mots, les concepts qu'ils cachent et exposent au grand jour, mais ailleurs. On se donne bonne conscience, on oublie. Pas eux.
Opportunément prénommé John, le gamin file vers la trentaine. Sa vie de bohème, il la doit à quelques choix pré-mâchés. Il ne l'a jamais regretté, c'était son choix, même dicté par l'auréole d'un père considéré par ceux qui restent comme un héros. Des siècles de conflit contre une puissance hégémonique, encline aux pires bassesses pour s'assurer le soutien d'un peuple paralysé par la peur. Puis en 1997, tout change. Le peuple, par la force de caractère d'une poignée, obtient sa liberté. Relative encore, il faudra dix années de tractations politiques pour vaincre la fragilité d'un état qui n'a rien pour lui. John savait cela à l'époque, son père ne l'aurait pas accepté, John oui, mais à une condition: rester éveillé.
Entre deux services chichement payés, il est en veille. Combat chaque jour pour conserver un semblant d'unité parmi les rudes gaillards que son père a mené au combat. Le sang des morts, la boue des champs de bataille, la traîtrise des hommes, John n'a rien connu de tout cela. Il a appris des meilleurs ce dont il espère n'avoir jamais besoin. Après tout, le vingt et unième siècle n'a jamais promis que la prospérité et la paix. Il y croit et fait tout pour que cela demeure ainsi, mais refuse de s'endormir dans la monotonie d'une société souvent trop bien-pensante. Ou est-elle inquiète de rompre le fragile équilibre qui la maintient en place?
Un coin de rue comme les autres donc, à part cet amas de misérables sacrifiés au profit de l'intérêt général. D'une politique de secours à peine suffisante. Pour John et ses amis, un véritable vivier. On y trouve de tout, clandestins polyglottes, experts en des matières que l'on étudie plus à moins de s'assurer un train de vie de seigneur, alcooliques et drogués, quelques jeunes perdus dans la masse, des familles parfois. Si la cruauté a quitté le mouvement, le cynisme reste de mise. Jamais il n'a cru en l'utopie d'une communauté unie dans l'opulence, où personne ne perd. Ces gens sont de toute façon déjà morts aux yeux du monde, et quand bien même s'en sortiraient-ils, ils cacheraient pudiquement leur misère d'un temps. Si bien qu'il suffit de leur promettre un fixe, quelques euros qu'ils ne méritent pas encore, pour leur faire tourner leur veste. Ils l'avaient déjà ôtée à vrai dire, leur passion pour la vie n'étant plus là. Modestement ils font leurs comptes, un revenu légal - l'aumône de la bonne conscience générale - ajoutée à ce fixe, ils peuvent alors s'offrir un chez-eux. Même provisoire, c'est toujours mieux que de patienter dans le froid dans l'espoir d'être tout aussi froidement accueilli.
Les mendiants ne font pas l'affaire à ce jeu, trop lâches. Rarement assez visionnaires. Ils épouseraient une cause, quelle qu'elle soit, pourvu qu'elles leur offre le café du matin en guise de petit-déjeuner. Les clandestins se révèlent quelques fois être de bonnes surprises, des coups de poker pour le futur. Malheureusement ils ne s'adaptent que très rarement à cette nouvelle vie. Quand ils ne se font pas pincer par l'immigration, ils quittent d'eux-mêmes le pays, encore rêveurs. Rares sont les expatriés qui trouvent une justification à un séjour prolongé, surtout si la terre d'accueil ne leur a montré que de la pitié. Un sur cent, peut-être, est une bonne affaire. Les jeunes, trop fougueux, on les oublie d'office. Particulièrement les perdus, les drogués et les fumistes. Pas de familles, leur sacrifice n'en vaut plus la peine, trop ont déjà tout donné, avant. Il reste les forts, qui ne se distinguent des faibles que parce qu'ils ne s'agenouillent pas. Ils ne mendient pas, ils patientent, fomentent, exercent leurs pensées et attendent inutilement qu'une idée lumineuse éclaircisse leurs cieux. Eux ont à offrir leur corps et n'ont pas forcément perdu toutes leurs facultés. Le recrutement, c'est deux fois par semaine, lundi et vendredi. Entre ces deux journées, le creux de la vague où personne ne vit dans les rues, si ce ne cette poignée de pathétiques.
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