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dimanche 23 décembre 2012

Première impression

"Va crever oui! Je touche pas à vos conneries, bande de dingues. Tu crois que je sais pas qui vous êtes? Je suis pas bourré, je sais qui tu es, toi et tes amis. Des cinglés. Mieux vaut encore finir derrière un banc qu'avec vous ..."

C'était un vendredi soir. D'habitude John et quelques hommes parviennent à retenir l'attention d'une petite demi-douzaine de misérables, au coin de la rue. L'affaire est bien organisée: pendant que deux gaillards du mouvement se font passer pour des SDF, John remonte la file, un autre la descend. Tout doit aller vite, certains réagissent mal. Quelques mots suffisent, un appel, ceux qui répondent favorablement traversent la rue. Là un autre camarade leur remet un billet de cinquante euros. Une pacotille mais largement assez pour obliger les heureux récipiendaires à monter en voiture. Dix minutes, tout est plié, deux véhicules s'enfoncent paisiblement dans la ville. John regagne l'appartement de veille. Parfois accompagné. Quant aux deux mendiants plus vrai que nature, s'ils n'ont pas dû intervenir pour calmer les nerfs des inévitables choqués, ils s'arrangent pour pénétrer dans la bâtiment. Au cours de la nuit, ils font comprendre aux resquilleurs et à ceux qui ont abandonné qu'il n'est pas question de retenter sa chance. Car cinquante euros suffisent peut-être à les faire traverser, deux jours de bibine assurés pour les plus malins. C'est toutefois insuffisant pour aller plus loin, en général. Puisque le manège a lieu deux fois par semaine, d'autres ont compris qu'il leur était facile d'empocher le billet. Ceux-là sont les cibles principales des deux infiltrés.

"Que l'on se comprenne bien, le mouvement n'est pas mort. Ils ne sont probablement plus qu'une quarantaine d'activistes, certains n'ont d'ailleurs plus la prétention d'agir physiquement. Les plus anciens et quelques têtes brûlées, par contre, c'est autre chose. Sans surprise nous avons la certitude que leur chef n'est autre que le fils de l'autre dingue. Il en tient une couche, comme son paternel. Un vrai dur, mais pas tant que ça. J'ai fait dresser un portrait par le psy au fond du couloir: solitaire, misanthrope même. Il ne croit en rien et rejette en bloc l'ordre établi des croyances. Sans les considérer comme une faiblesse. L'homme n'est pas charismatique, il est plutôt de ceux qui règnent par la manipulation et le cynisme. Légèrement instable aussi, tantôt généreux, tantôt peau de vache. Ses acolytes le suivent parce qu'il porte un nom qui représente quelque chose pour eux, ils ne le trahiront pas à moins que cela serve les intérêts de leur cause. Il le sait et leur fait une confiance totale, à condition qu'ils aient gravité autour de lui suffisamment longtemps. Sa misanthropie le maintient en alerte, il teste en permanence ceux qu'il trouve faible, juge sans jamais catégoriser. Il n'est pas bête, curieux et passe-partout. Le genre de gars fidèle qui ne ferait pas de mal à une mouche s'il n'avait pas ce satané caractère d'utopiste.

Peut-on l'approcher? 

Nous avons bien essayé. En général il ne refuse pas le contact, mais il prend ses précautions. Il n'envoie personne d'autre à sa place mais s'assurera d'être le premier sur les lieux de la rencontre. Il y a quelques années, les services belges et français ont eu l'occasion de discuter avec lui. C'est pourquoi nous en savons autant sur lui, autant et peu à la fois, étant donné son instabilité. Selon ce que les agents ont rapporté, il endort son contact en lui faisant croire qu'il a confiance, qu'il se sent inférieur. Il manipule. Aucune infiltration du mouvement n'est possible, à mon sens.

Pourquoi? 

Il vit au grand jour, non pas que la population le connaissance. Dans les milieux qui lui sont utiles, il est connu. Comme il n'est pas fiché les agents de terrain et la police ont du mal à le pister, il nous manque un portrait. Tout ce dont nous disposons ce sont des bribes d'information sur son apparence physique. Un amalgame de clichés inutiles. Ce qui est assez remarquable c'est que, contrairement à il y a une dizaine d'années encore, le mouvement vit et prospère en vase clos. S'il faut recruter, ils vont chercher des sortes d'intérimaires. Ils travaillent rarement plus de trois ou quatre jours. Nous en avons retrouvé mais peu d'entre eux acceptent de parler.

Que font-ils pour le mouvement?

Du renseignement, uniquement. Les quelques uns qui ont parlé l'ont fait pour l'argent, plus que ce que le mouvement leur donne. Après les avoir attiré, il semble qu'une sorte de recruteur les jauge. Il trie, ceux qui ne conviennent sont renvoyés dans la rue. Ce sont des SDF. Les autres ont chaque fois reçu une adresse à surveiller. Apparemment ils s'intéressent tout particulièrement aux commissariats et à quelques maisons de pontes de la police locale. J'ai émis une hypothèse: se sachant régulièrement épiés, les membres du mouvement utilisent ces imbéciles pour observer les allées et venues des patrouilles. Si une voiture banalisée sort, ils doivent se rendre en un point de rendez-vous convenu à l'avance.

Le même pour tous?

Oui sauf qu'une fois sur trois, il n'y a personne pour les accueillir. La seconde hypothèse étant qu'ils voulaient nous mener en bateau, nous faire croire qu'ils savent qui les surveille, quand et comment. Ce qui est assez réussi je dois dire, puisqu'au lieu de tracer une quarantaine de types, ils ont doublé notre charge de travail. Cependant je ne peux affirmer ni infirmer aucune de ces deux hypothèses, pour autant que l'on sache, ils peuvent être en train de préparer quelque chose. Dans les cas, il s'agit d'une diversion."


Retour dans les pénates. Une odeur de renfermé, un sol poussiéreux, un semblant d'ordre. Les ampoules mettent du temps à dispenser une lumière généreuse, tant mieux. Dehors la pluie tombe sans discontinuer, aucun son ne filtre pourtant. Les larges fenêtres isolent le studio de l'important axe routier qu'elles regardent de haut. John ouvre l'une d'elles, courant d'air rafraîchissant, martinet de pluie, un bonheur très relatif, une délivrance très limitée. Non, ce soir il n'avait pas envie de sortir. S'il ouvre la fenêtre c'est uniquement pour entretenir l'intérieur, à contre coeur vu les températures hivernales. Demain est un autre jour, d'autres corvées viendront égayer son quotidien. En attendant, la nuit pèse lourdement sur son esprit. A quoi bon avoir tant lutter si, par la faute de quelques ronds de cuir, l'étendard du mouvement continue de mériter la potence plus qu'une vitrine de musée. En France, combien sont-ils à faire l'apologie de la résistance? Ce pays est-il perdu en reniant ceux-là même qui se sont offerts au nom de la liberté de tous? John se gifle, doucement, le réveil n'a pas à être brutal. Il veut juste que toutes ces voix se taisent, qu'elles quittent sa conscience et le laissent se concentrer sur plus urgent.

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