Un vent de gueux à déchirer les feuillages des arbres ratisse les rues. Dans ces conditions, mieux valait laisser le scooter à la rédaction. Oh, il est tard, oui, mais la fatigue n'en est que plus pesante. Juste à temps, le jeune journaliste attrape chanceusement l'un des derniers métros. Il le conduit rapidement à sa destination, ne reste plus que quelques centaines de mètres à parcourir. En chemin il s'offre une pizza, repas du pauvre qui a trop d'argent malgré tout. Les trottoirs sont sales et vides, l'heure tardive et le temps exécrable ont poussé les passants à sa hâter. Tous sont chez eux à présent. Une sonnerie de gsm. Non, encore une fois il se surprend à l'imaginer. Réflexe professionnel ou paranoïa? Il le met sur le compte du jeûne prolongé, des heures de sommeil manquantes. Cette fois c'est un mouvement qui retient son attention. Un individu fait un bond pour tenter de se dérober à la vue du jeune garçon. Rêverie épuisante, une fois de trop, il peste. Rien ni personne ne se cache derrière ce poteau de signalisation. Il hallucine, il doit aller dormir maintenant. Manger d'abord, instinct primaire de conservation dont il se passerait finalement très bien.
Encore une transversale et son immeuble sera en vue. Il se dépêche, autant pour avaler son repas chaud que pour quitter cette tempête interminable. Toutes ces artères serrées ne sont que des goulets d'étranglement qui semblent prendre un malin plaisir à ébouriffer les coiffures, à se glisser entre les vêtements pour refroidir les corps. Scène étrange, cette fois bien réelle, droit devant lui à quelques encablures, deux personnes se font face. Le ton monte, à moins que ce ne soit dû à chacun de ses pas qui l'approchent du couple. Réflexion faite ils se disputent. D'autres inconnus accourent. Ils sont une quinzaine à hurler. La violence verbale en reste là, tout se calme, le vent reprend ses droits et emportent les velléités des uns et des autres. Erreur de jugement, dix mètres et la porte d'entrée sera devant lui, un cri d'horreur retentit. Suivi d'un bruit sourd. Puis un autre, un claquement. Un sifflement. Épuisé mais alerté, son oreille siffle. Il se tourne vers le mur qui borde son chemin, un trou béant apparaît, puis un autre. Des lueurs brèves brûlent ses yeux rouges. On tire!
Les rafales ne sont plus invisibles, le chaos les a rendue perceptibles. Par l'oreille bien sûr, mais pas seulement. Sans réfléchir, sonné par cette ouïe handicapée, il lâche sa boîte à pizza et le sachet contenant ses boissons. Presque naturellement il se rue vers son logis, à peine plus éloigné de lui qu'il ne l'est de ce groupe en pleine débâcle. Il ne lui faut guère plus de quarante secondes pour entrer en trombe dans sa chambre et saisir son appareil photo. Et pas davantage de temps pour redescendre au rez-de-chaussée. Dans la rue le silence est revenu. Ah non! Il n'entend plus, titube. Une goutte de sang tombe sur son boîtier. Il l'ignore et ouvre la porte, s'accroche à la poignée, respire un grand coup et fonce se réfugier dans l'alcôve d'un immeuble de bureaux. Derrière lui il devine le massacre en cours et cavale d'autant plus vite qu'il a l'impression d'être poursuivi par la fusillade.
Il n'aurait pas pu imaginer mieux le danger qui le poursuit. Derrière lui six ou sept hommes battent en retraite. Il se retourne et n'a que le temps de se jeter dans la dite alcôve. Ils sont sales, hirsutes, fatigués eux aussi. Leurs vêtements trahissent leur misère, leurs regards effrayés relatent leur lassitude. Ils ne croient plus en rien. Il saisi au vol leur expression incrédule. Le dernier ralentit, se tourne vers l'appareil photo, s'approche et fait mine de vouloir s'abriter. La place manque, le jeune journaliste sent qu'il va falloir lutter mais ne peut se départir de sa mission. Il se sent protégé, derrière son objectif, sa machine. Il appuie frénétiquement sur le déclencheur, le cliquetis des rouages et la vibration du moteur de mise au point lui font oublier la crainte. Latente mais apaisée par cette pseudo protection. Il recule d'un pas et sent un mur l'empêcher d'aller plus loin, l'homme s'arrête, jette un coup d'oeil à sa gauche, crie et se remet à courir. Il ne fera pas trois pas. Comme jeté à terre par une force invisible et invincible sa nuque s'ouvre au grand jour. Le photographe de circonstance immortalise la chute puis, sans penser une seconde, saute par-dessus le corps, mitraillant sans même cadrer.
Son appareil lui échappe, une brûlure intense paralyse son bras, sa main désobéit et son épaule se déboîte. Il n'entend toujours rien mais ressent une présence. Un tram passe en trombe, des lumières bleues clignotent. Un autre combat s'engage, ce ne sera pas le sien. Il s'effondre sans un mot sur le corps de cet homme qu'il ne connaît pas. Le sang de l'autre victime imbibe instantanément son pantalon alors qu'il parvient avec difficulté à rouler vers la rigole. D'un coup de bassin il se retourne et voit quatre ombres disparaître au coin de la rue. Sa position inconfortable le force glisser davantage et il ignore tout de ce qui se passe derrière lui. C'est un miracle si la voiture de police ne l'écrase pas dans sa fuite en avant. Un agent sort du véhicule et l'agrippe par son bras valide. Nouvelle douleur, il lui semble qu'on essaie de lui arracher son seul moyen de s'échapper, tandis que ses jambes lourdes ne parviennent plus à faire ramper ce corps douloureux. A moins que? Oui, à deux secondes de l'évanouissement il surprend la silhouette massive d'un policier qui le tire sans ménagement derrière un véhicule. Bouclier illusoire mais il semble que tout soit fini. C'en est trop et il se laisse emporter par les brumes de l'inconscience.
Plusieurs réveils violents ôteront toute capacité de résistance en lui.
Jusqu'à ce matin, suppose-t-il. Il est opportunément couché sur un lit très confortable. Son cou le blesse, son bras droit ne ressent rien. Le gauche est à peine plus réactif mais il vit. Ce n'est pas la première fois qu'il se trouve dans cet état de demi-conscience. Une situation ubuesque où l'esprit fonctionne à mille à l'heure sans parvenir à avancer. Petit à petit il se rassure et se rappelle qu'il s'agit d'un effet classique de l'anesthésie. A quoi bon lutter dans ce cas, il s'endort paisiblement.
Quelques heures plus tard, suppose-t-il encore, une douleur lancinante le réveille à nouveau. Excepté qu'il n'est plus seul, deux personnes s'affairent autour de son lit. La belle affaire, lui qui dormait du sommeil du juste, le voila dérangé. Un remue ménage intempestif qui attise sa curiosité en plus. Ce sont des infirmières! Elles remarquent son état et l'une d'elle se met en devoir de lui expliquer pourquoi il est là ... et pas dans un caniveau en train d'agoniser. La bouche pâteuse et la conscience fuyante il sourit et lâche brutalement qu'il sait très bien ce qui l'a mené ici. A vrai dire ses souvenirs sont incomplets. Plus il y pense et plus les images sont claires, ses yeux se perdent dans le néant. Un claquement de doigt. Elle le ramène à la vie, s'inquiète, tout va bien prétend-il. Menteur. La nuit se passera sans une minute de repos, cauchemar sur cauchemar. Impossible de se départir des scènes pénibles de la veille. Des détails dont il n'avait même pas eu conscience finissent par définitivement le convaincre de son imbécillité: c'était une boucherie.
Encore un petit matin, mêmes sensations, même déni de mauvaise foi. Tout va bien. On lui répond que dans ce cas les policiers seront autorisés à lui rendre visite. Ils ne se font pas prier et entrent sans attendre. Deux heures plus tard ils repartent la mine sombre. Lui n'en sait pas plus, eux se demandent s'il fallait vraiment sauver ce charognard. Que pouvait-il faire? Sauter sur un cadavre déjà exsangue pour presser ses mains tremblantes sur une plaie bouillonnante de sang? Les enquêteurs n'ont que faire de ses questions, un flou artistique, c'est ainsi qu'il qualifierait cette expérience d'interrogatoire. La vérité, pense-t-il, c'est que même la police se trouve dépassée par les évènements. Les heures s'égrènent et la conviction réapparaît. Son esprit revient benoîtement, lui rappelle que ce soir là, justement, il rentrait d'une longue journée passée à couvrir un fait divers sordide. Quatorze cadavres de sans-abris, l'information était finalement tombée comme un couperet, à cinq minutes de l'échéance de la troisième édition. Les papiers avaient été finalisés, dans l'urgence, puis les planches avaient été envoyées à l'imprimerie. Seuls restaient quelques employés et deux rédacteurs, en plus de lui. C'était une bonne journée. Elle avait simplement mal tourné, sinon qu'il devait avoir quelques bonnes photos de ... sans-abris. Ces hommes étaient aussi des mendiants, il en était certain ce soir là, il en est plus que jamais convaincu après avoir passé quarante huit heures sur un lit à ressasser encore et encore la tuerie à laquelle il avait assisté.
Merde! L'appareil photo, ils ont dû le saisir. Enfoirés ...
lundi 31 décembre 2012
samedi 29 décembre 2012
Mauvais calcul
J. ne connaissait pas le lieu de la rencontre. Son contact
s'était contenté d'un coin de rue parmi d'autres, ce qui avait tendance à le
rendre nerveux. Dans ces conditions, impossible de prendre les devants. De
s'assurer du soutien d'un camarade. Soucieux de ne pas risquer la couverture
des autres, il n'avait donc rien dit de ce rendez-vous. A part qu'il en avait
un avec M. Abraham. Un belge, juif, membre honoraire de la sûreté de l'état. La
première fois qu'ils s'étaient vus, la situation était différente et pourtant
semblable en de nombreux points. C'était l'archétype de l'homme ventripotent.
Issu d'une riche famille de diamantaires, M. Abraham n'acceptait les rencontres
qu'à condition d'en tirer quelque chose. Le reste du temps il se contentait
d'informer sa hiérarchie de ce qui se passait dans la capitale, par mail.
D'ailleurs il n'avait jamais rien de bien gros à leur proposer. Quelques compte-rendus
de police, de temps à autre les noms de quelques malfrats de haut vol. Rien qui
vaille le coûteux entretien d'une véritable antenne outre-manche. La Belgique
n'en avait de toute façon pas les moyens, la sûreté de l'état se bornait donc à
subventionner des indicateurs, comme M. Abraham. Un moyen pratique de s'assurer
que certains secrets restent dans le bon camp. Le vieil homme avait en effet
souvent eu affaire aux péripéties africaines, dans le cadre de son activité
commerciale notamment. L'état s'était servi de lui pour se fournir en pierres
précieuses par exemple, qui servaient de monnaie d'échange contre de l'armement.
C'était il y a plus de trente années, depuis le juif avait fait du chemin,
escroqué à foison son employeur inavoué et lavé ses mains du sang qu'elles
recouvraient. Jusqu'au jour où l'Afrique n'a plus voulu de lui. La queue entre
les jambes il n'avait pas osé retourner à Anvers, auprès des siens. Très
habilement il avait donc négocié avec le consul de Belgique pour Belgangle.
Abraham n'avait pas été trop gourmand, en échange de son silence la Belgique
l'aiderait à établir une filiale diamantaire sur l'ancienne colonie et assurait
sa sécurité d'esprit. Le consul en avait fait son parti et s'était arrangé pour
que le juif reste sous l'emprise – toute relative – des services secrets.
En plein hiver et un jour de réveillon de surcroît, les rues
sont pleinement éclairées et bondées. Certainement à proximité des rues
commerçantes. J. Avait tout de même pris le risque de se rendre plus tôt que
prévu au coin de la rue mentionnée par l'ancien agent. Il s'était donné une
heure pour faire le tour du quartier, vérifier si personne ne le suivait ou ne
l'épiait. Après quarante minutes de pérégrinations il s'était assis dans un
café d'où il pouvait voir les différentes rues qui mènent au lieu de rencontre.
Deux tasses de jus de chaussette plus tard, la silhouette bedonnante du belge
apparaissait. Comme J. Le prévoyait, l'homme alluma une cigarette et fît un
tour sur lui-même, probablement en train de se demander où pouvait bien se
trouver le vieillard. Car J. N'est plus ce qu'il était. Ancien des commandos,
il avait regardé tous ses frères d'armes mourir et attendait désormais son
tour. Ce n'était même plus une question d'années. Il rejoindrait alors ses
camarades non sans avoir le sentiment du devoir accompli. En attendant, il
rendait de menus services au mouvement et veillait comme un chien de garde sur
John. Les deux hommes étaient proches, J. Était comme un père pour le jeune
chef, il lui avait quasiment tout appris. Du maniement des armes à la gestion
des hommes, de la vie clandestine aux moyens de dormir la conscience
tranquille. Même après avoir ôter la vie.
J. était concentré à présent. En sortant du café, il se
racle la gorge, pour faire signe à son partenaire improvisé qu'il est prêt.
Sans même le regarder, Abraham se met à descendre le boulevard. Où va-t-il? Il
n'est quand même pas paranoïaque au point de se rendre au cœur de la grande
galerie commerciale en contrebas? J. se demande si le juif n'a pas, lui aussi,
un peu vieilli. A moins que ce soit lui qui ne se fasse trop d'idées.
Prudemment, il reste à une cinquantaine de mètres de ce mercenaire avide
d'argent. Un cliché à lui tout seul, et pourtant. Difficile de perdre sa trace,
avec sa démarche d'obèse en passe de claquer. Des volutes de fumée marquent sa
position dans les groupes de passants qu'il croise. Quelques gamins le
dépassent en riant, J. Se sent de plus en plus mal à l'aise. Car cent mètres
plus loin des caméras épient les moindres faits et gestes des piétons. Une
évolution technique des rues dont il se serait bien passé, sa seule parade valable
consistant à descendre son vieux chapeau. Efficace pour empêcher d'être reconnu
sur les bandes, un véritable handicap pour voir plus loin que le bout de son
nez.
Heureusement non, le juif tourne juste avant la rue piétonne
fatidique. J. souffle d'aise et attend le feu vert suivant pour rejoindre le
gros bonhomme. Il se dandine déjà en direction de la gare. Un mauvais
pressentiment de plus. Le militant se rassure toutefois en se remémorant les
lieux, beaucoup d'angles morts, de coins sombres aussi ... il a la gorge sèche.
Dix minutes plus tard, les deux vieux sont assis sur un banc. Ils attendent le
train, à l'évidence. A son arrivée, J. prend la décision de se lever en premier
pour choisir son point d'entrée. La dernière voiture semble relativement vide,
à part quelques voyageurs à moitié endormis. Il monte et constate du coin de
l'oeil qu'Abraham fait de même, mais deux wagons plus loin. Qu'à cela ne
tienne, s'il veut voir la couleur de son argent, c'est lui qui fera le premier
pas. J. s'en tiendra à prendre l'initiative du choix des places. Pas de chance,
ce sont de vieux wagons, peu ouverts l'un sur l'autre. Il finit par s'asseoir
dans un petit compartiment, en bout de voiture. L'assurance de ne pas être
déranger tout se laissant deux voies de replis. L'une vers l'arrière, à vingt
mètres de là. L'autre vers l'avant et les nombreux autres compartiments plus
peuplés. Abraham finit par le rejoindre, il a un sourire en coin, visiblement
satisfait du choix de son compagnon de route.
"Tu vires décidément mal Jacques, toujours aussi
méfiant. Ne suis-je pas ton meilleur ami du plat pays? Tu as ce que je t'ai
demandé?"
Sans un mot J. lui tend une enveloppe gonflée par les euros
qu'elle contient. Pour cette petite escapade il a fallu tirer des caisses du
mouvement pas moins de 20.000 euros en liquide. Ce qui n'est pas bien grave en
soi, vu la réserve dont il dispose. Malgré tout le vieillard rechigne à laisser
partir tant de cash chez un type comme Abraham, qui a littéralement vendu son
frère aux chinois, d'après la rumeur.
"Je n'aurai jamais confiance en toi non plus,
rassure-toi. Que me vaut donc cette charmante entrevue? Tu constateras que
moi-même je ne suis pas fou, je sais que les trains ne sont pas la panacée pour
ce qui est d'éviter d'être suivi. Cela dit j'ai entendu pas mal de choses sur
tes copains dernièrement. Paraît qu'ils s'en prennent toujours aux étrangers
... c'est bien triste après tout ce que mon pays a fait pour vous!
Tu sais que tu n'étais pas en danger avec moi. Je suis venu
seul, je t'ai payé. Maintenant tu la fermes et tu m'écoutes!"
Abraham sourit, Jacques semble réellement mal à l'aise.
Pourtant il ne se fie pas à cette impression. Malgré son âge, les années
d'expérience de la clandestinité l'ont rendu particulièrement maître de lui, si
bien qu'il est très difficile de savoir quand l'ex commando se sent acculé. Or
c'est la dernière des choses à faire avec ce vénérable grand-père, Abraham est
convaincu qu'il se ballade toujours avec une grenade, au cas où. Vieux réflexe
de combattant de l'ombre qui refusera toujours de partir sans un dernier coup
de force. Le juif se lève, s'assied à côté de J.
"Je t'écoute bien sûr."
Sa langue siffle, il se régale en fait. J. ne se laisse pas
impressionner, tous deux savent qu'en cas de conflit, personne n'en sortira
indemne.
"Le gamin s'inquiète de notre image sur le continent.
Nous savons que les britanniques pensent que nous avons enrôlé des crapules
dans la rue pour faire le sale boulot à notre place. Nous savons qu'ils vous
ont transmis des informations à ce sujet, juste assez pour que ton consulat
place un quelques caméras en plus. Nous savons encore qu'ils ne vous ont pas
tout dit, du peu qu'ils savent.
Et comment pourrais-tu savoir tout cela? Aux dernières
nouvelles ton jeunot se terre comme un lapin chassé ...
Précisément. Ecoute moi, tu pourras faire un rapport sur ce
que je te raconte. Pas besoin de la jouer fine. Nous engageons bien des SDF. Et
mon petit doigt me dit que si les brits s'en sont rendu compte aussi vite,
c'est parce qu'ils font dans leur froque.
Ooooh je vois. Vous les testez et je suis censé être le
messager de la bonne nouvelle: vous faites désormais dans l'humanitaire.
Imbécile! Ils ne comprendront jamais qu'à force de croire
que Belgangle va devenir une vraie plaie pour leur Reine, qu'à force de diviser
leurs services ici, ils se mettront toujours le doigt dans l'oeil. Le problème
n'est pas tellement que nous recrutons quelques pochtrons, le problème c'est
que leurs moutons de terrain s'imaginent des scénarios absurdes. Et bien sûr,
au pays, il n'y a pas un connard pour leur dire que plus ils s'imagineront des
trucs débiles, plus le chaos régnera ici.
Là mon vieux camarade, tu ne fais que répéter l'évidence. Ce
n'est pas nouveau cette politique de l'autruche. Tant que les pontes ont une
vue d'ensemble de la situation et tant qu'ils considéreront Belgangle comme un
furoncle dans leur trou de cul, ils laisseront leurs gars foutent la merde. Je
dois avouer que cela commence à servir mes intérêts d'ailleurs ...
Je ne veux pas savoir dans quoi tu as encore trempé ta bite.
Fais un rapport c'est tout. Explique qu'un membre fiable du mouvement reconnait
que des SDF ont été embauchés, temporairement. Pourquoi? Je te laisse décider,
tu es assez artiste pour ça. Par contre il faut que la raison de cette manœuvre
exclue notre implication dans le charnier!
Bien sûr, tout ce que tu veux. Ou presque. Je ne crois pas
que tu saisisses bien les enjeux de tout cela, comme toujours vous vivez dans
vos rêves. C'est quoi votre plan, éradiquer la misère humaine du pays? Cela
fait longtemps que tout le monde sait que vous n'êtes plus bon à rien, tu
aurais dû dire à John d'être plus prudent lorsqu'il essaie d'améliorer son
image sur le continent comme tu dis si bien.
Qu'est-ce que tu sais?", demande J. dont le sang se
glace tout à coup.
"Rien vieil ami, rien qui te regarde. Maintenant lève-toi
et marche, change de wagon."
Interloqué par le ton inquisiteur et mystérieux du juif,
Jacques s'écarte légèrement et lui fait comprendre que sa main n'est pas dans
sa poche par hasard. Abraham se met à rire et le toise du regard. D'un sourire
glacé, il lui lance un 'imbécile' amer. Se lève avec difficulté. Jacques le
suit des yeux et pointe son revolver sur son dos, le juif s'empare de la poignée
de la porte coulissante qui sépare les deux wagons. Soudain il tombe assis sur
la banquette adjacente. Jacques plisse les yeux, le cochon en a finalement eu
pour son argent. Il respire vite, se tient la poitrine, tend les jambes et
commence à blanchir. Cette fois Jacques n'y tient pas, il s'approche de la
masse agonisante. Si l'homme meurt, le chaos s'abattra de nouveau sur le
mouvement. Comme il y a trois ans. Excepté qu'à l'époque le juif ne se portait
pas aussi mal. Jacques réfléchit, vite, et d'instinct se saisit du revers du
manteau de ce qui deviendra bientôt un cadavre. Il fouille sa poche intérieure,
trouve un GSM, c'est cela.
Un choc le propulse en arrière, l’appareil lui glisse des
mains. Il retient un cri de stupéfaction et sent dans le mouvement que quelque
chose derrière lui fait perdre l’équilibre. J. tombe, raide, sur la tablette à
laquelle il tourne le dos. Il en perçoit les bords saillants qui pénètrent en
ces côtes, en brisent certaines aux passages. La douleur s’empare de sa
poitrine, comme lorsqu'une balle avait perforé l’un de ses poumons. Jacques est
sonné, tout juste a-t-il le temps d’apercevoir la silhouette floue d’une arme
pointée vers lui.
dimanche 23 décembre 2012
Ce sera au moins deux pages
Troisième journée de pluie. Le déluge ne s'arrête pas. Insidieuse pluie qui ne force pas à s'abriter mais qui trempe jusqu'aux os. Devant le vaste bâtiment, deux motos. Un scooter s'approche, à fond, il passe de justesse entre deux poteaux. L'un d'eux est penché, sans doute heurté par un livreur maladroit. Ou était-ce une fois de plus un incivique pressé de se parquer. La machine décrit une large courbe, s'arrête. Un petit bonhomme en descend rapidement. Trois mètres plus loin, il ne l'a pas vue, une infographiste le salue. Il répond sans respect, distraitement puis se propulse à toute vitesse à l'intérieur. Des gouttes perlent sur sa veste et vont s'écraser au sol, ses chaussures couinent. Il ne fait pas d'écart, répond en silence à l'accueil du téléphoniste. Son badge lui ouvre toutes les portes. A grandes enjambées il gagne un bureau de stagiaire. S'arrêtant à peine pour gratifier d'un bonjour inaudible le pigiste préposé aux affaires bruxelloise. C'est dimanche, merde, pas besoin d'être de bonne humeur. Pas de raison non plus. Une fois encore, personne n'a pris la peine d'éteindre l'ordinateur. Pire, cette stagiaire s'est contenté de laissé le PC partir en veille, sans quitter sa session. Foutue paresseuse, toujours prête à déguerpir de la rédaction à toute vitesse. Peu importe.
Petit à petit d'autres arrivent dans l'indifférence générale. La disposition des lieux ne se prête pas aux effusions de toute façon. Il s'assied, ouvre les programmes habituels. Twitter ne raconte rien de beau, Facebook est morne comme à son habitude. Un papier vite rédigé pour faire de la publicité à ses écrits puis il se plonge dans les dépêches d'agence. Pas d'information, l'abécédaire des journées types. Quelques études et l'une ou l'autre idiotie. Souvent des communiqués, que faire d'eux? La place dans le journal manquera quoi qu'il arrive. Et ailleurs? Même rengaine: morts, attentats, procès, scandaleuses déclarations des pontes du monde. Rien ne méritera une ligne, à moins qu'il y ait assez de victimes.
Pas un bruit, quelques cliquetis de clavier de temps en temps, pas davantage. Il s'endort devant un écran sans vie. Quand un cri retenti, ambiance foot dans le coin des sportifs. Tant mieux pour eux, ils auront quelque chose à analyser et à écrire. Sans passion il s'intéresse au match une poignée de minutes avant de s'en retourner aux agences. Ah! Une alerte.
Cinq cadavres découverts dans une déchargePas de quoi en faire un plat. La réunion de rédaction va débuter, tardivement comme de coutume. Le sujet est abordé. Cinq morts, pas mal, une brève. Le site 365j parle de SDF, les victimes seraient de pauvres malheureux. Sordide. Toujours pas de quoi en faire un plat. Un spécialiste des faits divers suivra le fil d'actualité, au cas où. Plus loin les sportifs vivent le match. Un journal virevolte et vient frapper la tête d'un fan, l'occasion n'a pas été concrétisée. Dommage, il parait que l'on gagne des matchs parfois. Le jeune journaliste se demande si ...
Belgang 23/12 (Infobe)
Cinq cadavres ont été découverts dans un décharge situé à quelques kilomètres de Belgang, la capitale insulaire. Le parquet s'est rendu sur place mais pour l'heure aucune déclaration n'a été faite. Selon les dires de quelques témoins sur place, c'est le gérant du dépôt d'immondices qui a prévenu la police. Une heure plus tard la zone était bouclée par un dispositif policier imposant. (FH)
Les premières fouilles mettent un charnier au jourL'excitation grandit dans la salle. Douze morts! Une page. Ce n'est pas loin et c'est bizarre, des mendiants? Autant au même endroit, c'est plus qu'un règlement de compte. Déjà des titres évocateurs font leur apparition: "Crimes sordides dans les bas-fonds", "Des mendiants massacrés", "L'horreur sans nom après la découverte d'un charnier". Des informations imprécises aussi, ils auraient été exécuté à la hache, ou juste refroidis par balle. Des morts dont personne ne se serait soucié s'ils n'avaient été aussi nombreux. On va faire gros, deux pages peut-être. Il faut retrouver des cas similaires, il n'y en a pas, pas avec autant de victimes. Qu'à cela ne tienne, allons chercher les règlements de comptes entre ivrognes. Les télévisions diffusent des images qu'on croirait datées de Srebrenica. La crasse, la puanteur envahit les esprits. Entre deux grillages recouverts de draps, pour empêcher la vue, la brise arrache les colsons, dévoilant un corps étendu à peine recouvert d'une bâche blanche. Son bras est retourné, désarticulé sur le sol. Un peu à l'écart quatre ou cinq experts de la police scientifique examinent ce qui ressemble à un tas de sacs poubelle. Non, ce sont des corps entremêlés. Un policier se hâte et attache les draps, les caméras ne peuvent plus transmettre l'ampleur de la folie.
Belgang 23/12 (Infobe)
Une douzaine de cadavres auraient été découverts dans une décharge, près de Belgang. Le périmètre des recherches a été étendu et de nouveaux fourgons sont arrivés sur les lieux. Le procureur de la République doit faire une déclaration vers 16h, heure locale.
Selon plusieurs sources concordantes il s'agirait de mendiants provenant de la capitale. La police se refuse toujours à tout commentaire.
Dans le bureau, on se tait. On n'y croit pas tout en souriant, voila que la journée est gagnée. Un fait divers comme les gens les aiment. Deux pages ne seront finalement pas de trop.
"Tôt ce matin, le gestionnaire de la décharge à fait appel à nos services. Il était en train de déverser des immondices lorsqu'il a aperçu un corps. Il a immédiatement prévenu la police puis a évacué son camion des lieux. Ce faisant, il s'est rendu compte que la terre avait été retournée et qu'une demi douzaine de corps dépassaient. Pour l'heure les causes de la mort sont inconnues, de même que l'identité des victimes. Aucune piste n'est privilégiée mais nous pensons qu'il s'agit du dépôt d'un tueur en série, nous faisons donc appel à toute personne qui aurait été témoin de faits étranges aux abords de la décharge.
S'agit-il de mendiants?
Je sais que des informations circulent à ce propos. Je ne peux rien confirmer vu l'état des corps."
Sale affaire pour ce petit coin de campagne. Le fait est que, selon un photographe d'agence arrivé tôt sur place, l'un des cadavres est celui d'un ancien chef d'entreprise. Il l'avait rencontré alors que l'homme venait de tout perdre et se battait avec l'administration pour obtenir de nouveaux papiers d'identité. Les anciens lui avaient été volé lors de sa seconde nuit dans la rue. Aux télévisions le photojournaliste s'était empressé de raconter que l'homme était méconnaissable, gonflé et bleu. Ce n'est que parce qu'il l'avait suivi durant deux jours dans ses pérégrinations administratives qu'il l'avait reconnu.
Première impression
"Va crever oui! Je touche pas à vos conneries, bande de dingues. Tu crois que je sais pas qui vous êtes? Je suis pas bourré, je sais qui tu es, toi et tes amis. Des cinglés. Mieux vaut encore finir derrière un banc qu'avec vous ..."
C'était un vendredi soir. D'habitude John et quelques hommes parviennent à retenir l'attention d'une petite demi-douzaine de misérables, au coin de la rue. L'affaire est bien organisée: pendant que deux gaillards du mouvement se font passer pour des SDF, John remonte la file, un autre la descend. Tout doit aller vite, certains réagissent mal. Quelques mots suffisent, un appel, ceux qui répondent favorablement traversent la rue. Là un autre camarade leur remet un billet de cinquante euros. Une pacotille mais largement assez pour obliger les heureux récipiendaires à monter en voiture. Dix minutes, tout est plié, deux véhicules s'enfoncent paisiblement dans la ville. John regagne l'appartement de veille. Parfois accompagné. Quant aux deux mendiants plus vrai que nature, s'ils n'ont pas dû intervenir pour calmer les nerfs des inévitables choqués, ils s'arrangent pour pénétrer dans la bâtiment. Au cours de la nuit, ils font comprendre aux resquilleurs et à ceux qui ont abandonné qu'il n'est pas question de retenter sa chance. Car cinquante euros suffisent peut-être à les faire traverser, deux jours de bibine assurés pour les plus malins. C'est toutefois insuffisant pour aller plus loin, en général. Puisque le manège a lieu deux fois par semaine, d'autres ont compris qu'il leur était facile d'empocher le billet. Ceux-là sont les cibles principales des deux infiltrés.
"Que l'on se comprenne bien, le mouvement n'est pas mort. Ils ne sont probablement plus qu'une quarantaine d'activistes, certains n'ont d'ailleurs plus la prétention d'agir physiquement. Les plus anciens et quelques têtes brûlées, par contre, c'est autre chose. Sans surprise nous avons la certitude que leur chef n'est autre que le fils de l'autre dingue. Il en tient une couche, comme son paternel. Un vrai dur, mais pas tant que ça. J'ai fait dresser un portrait par le psy au fond du couloir: solitaire, misanthrope même. Il ne croit en rien et rejette en bloc l'ordre établi des croyances. Sans les considérer comme une faiblesse. L'homme n'est pas charismatique, il est plutôt de ceux qui règnent par la manipulation et le cynisme. Légèrement instable aussi, tantôt généreux, tantôt peau de vache. Ses acolytes le suivent parce qu'il porte un nom qui représente quelque chose pour eux, ils ne le trahiront pas à moins que cela serve les intérêts de leur cause. Il le sait et leur fait une confiance totale, à condition qu'ils aient gravité autour de lui suffisamment longtemps. Sa misanthropie le maintient en alerte, il teste en permanence ceux qu'il trouve faible, juge sans jamais catégoriser. Il n'est pas bête, curieux et passe-partout. Le genre de gars fidèle qui ne ferait pas de mal à une mouche s'il n'avait pas ce satané caractère d'utopiste.
Peut-on l'approcher?
Nous avons bien essayé. En général il ne refuse pas le contact, mais il prend ses précautions. Il n'envoie personne d'autre à sa place mais s'assurera d'être le premier sur les lieux de la rencontre. Il y a quelques années, les services belges et français ont eu l'occasion de discuter avec lui. C'est pourquoi nous en savons autant sur lui, autant et peu à la fois, étant donné son instabilité. Selon ce que les agents ont rapporté, il endort son contact en lui faisant croire qu'il a confiance, qu'il se sent inférieur. Il manipule. Aucune infiltration du mouvement n'est possible, à mon sens.
Pourquoi?
Il vit au grand jour, non pas que la population le connaissance. Dans les milieux qui lui sont utiles, il est connu. Comme il n'est pas fiché les agents de terrain et la police ont du mal à le pister, il nous manque un portrait. Tout ce dont nous disposons ce sont des bribes d'information sur son apparence physique. Un amalgame de clichés inutiles. Ce qui est assez remarquable c'est que, contrairement à il y a une dizaine d'années encore, le mouvement vit et prospère en vase clos. S'il faut recruter, ils vont chercher des sortes d'intérimaires. Ils travaillent rarement plus de trois ou quatre jours. Nous en avons retrouvé mais peu d'entre eux acceptent de parler.
Que font-ils pour le mouvement?
Du renseignement, uniquement. Les quelques uns qui ont parlé l'ont fait pour l'argent, plus que ce que le mouvement leur donne. Après les avoir attiré, il semble qu'une sorte de recruteur les jauge. Il trie, ceux qui ne conviennent sont renvoyés dans la rue. Ce sont des SDF. Les autres ont chaque fois reçu une adresse à surveiller. Apparemment ils s'intéressent tout particulièrement aux commissariats et à quelques maisons de pontes de la police locale. J'ai émis une hypothèse: se sachant régulièrement épiés, les membres du mouvement utilisent ces imbéciles pour observer les allées et venues des patrouilles. Si une voiture banalisée sort, ils doivent se rendre en un point de rendez-vous convenu à l'avance.
Le même pour tous?
Oui sauf qu'une fois sur trois, il n'y a personne pour les accueillir. La seconde hypothèse étant qu'ils voulaient nous mener en bateau, nous faire croire qu'ils savent qui les surveille, quand et comment. Ce qui est assez réussi je dois dire, puisqu'au lieu de tracer une quarantaine de types, ils ont doublé notre charge de travail. Cependant je ne peux affirmer ni infirmer aucune de ces deux hypothèses, pour autant que l'on sache, ils peuvent être en train de préparer quelque chose. Dans les cas, il s'agit d'une diversion."
Retour dans les pénates. Une odeur de renfermé, un sol poussiéreux, un semblant d'ordre. Les ampoules mettent du temps à dispenser une lumière généreuse, tant mieux. Dehors la pluie tombe sans discontinuer, aucun son ne filtre pourtant. Les larges fenêtres isolent le studio de l'important axe routier qu'elles regardent de haut. John ouvre l'une d'elles, courant d'air rafraîchissant, martinet de pluie, un bonheur très relatif, une délivrance très limitée. Non, ce soir il n'avait pas envie de sortir. S'il ouvre la fenêtre c'est uniquement pour entretenir l'intérieur, à contre coeur vu les températures hivernales. Demain est un autre jour, d'autres corvées viendront égayer son quotidien. En attendant, la nuit pèse lourdement sur son esprit. A quoi bon avoir tant lutter si, par la faute de quelques ronds de cuir, l'étendard du mouvement continue de mériter la potence plus qu'une vitrine de musée. En France, combien sont-ils à faire l'apologie de la résistance? Ce pays est-il perdu en reniant ceux-là même qui se sont offerts au nom de la liberté de tous? John se gifle, doucement, le réveil n'a pas à être brutal. Il veut juste que toutes ces voix se taisent, qu'elles quittent sa conscience et le laissent se concentrer sur plus urgent.
C'était un vendredi soir. D'habitude John et quelques hommes parviennent à retenir l'attention d'une petite demi-douzaine de misérables, au coin de la rue. L'affaire est bien organisée: pendant que deux gaillards du mouvement se font passer pour des SDF, John remonte la file, un autre la descend. Tout doit aller vite, certains réagissent mal. Quelques mots suffisent, un appel, ceux qui répondent favorablement traversent la rue. Là un autre camarade leur remet un billet de cinquante euros. Une pacotille mais largement assez pour obliger les heureux récipiendaires à monter en voiture. Dix minutes, tout est plié, deux véhicules s'enfoncent paisiblement dans la ville. John regagne l'appartement de veille. Parfois accompagné. Quant aux deux mendiants plus vrai que nature, s'ils n'ont pas dû intervenir pour calmer les nerfs des inévitables choqués, ils s'arrangent pour pénétrer dans la bâtiment. Au cours de la nuit, ils font comprendre aux resquilleurs et à ceux qui ont abandonné qu'il n'est pas question de retenter sa chance. Car cinquante euros suffisent peut-être à les faire traverser, deux jours de bibine assurés pour les plus malins. C'est toutefois insuffisant pour aller plus loin, en général. Puisque le manège a lieu deux fois par semaine, d'autres ont compris qu'il leur était facile d'empocher le billet. Ceux-là sont les cibles principales des deux infiltrés.
"Que l'on se comprenne bien, le mouvement n'est pas mort. Ils ne sont probablement plus qu'une quarantaine d'activistes, certains n'ont d'ailleurs plus la prétention d'agir physiquement. Les plus anciens et quelques têtes brûlées, par contre, c'est autre chose. Sans surprise nous avons la certitude que leur chef n'est autre que le fils de l'autre dingue. Il en tient une couche, comme son paternel. Un vrai dur, mais pas tant que ça. J'ai fait dresser un portrait par le psy au fond du couloir: solitaire, misanthrope même. Il ne croit en rien et rejette en bloc l'ordre établi des croyances. Sans les considérer comme une faiblesse. L'homme n'est pas charismatique, il est plutôt de ceux qui règnent par la manipulation et le cynisme. Légèrement instable aussi, tantôt généreux, tantôt peau de vache. Ses acolytes le suivent parce qu'il porte un nom qui représente quelque chose pour eux, ils ne le trahiront pas à moins que cela serve les intérêts de leur cause. Il le sait et leur fait une confiance totale, à condition qu'ils aient gravité autour de lui suffisamment longtemps. Sa misanthropie le maintient en alerte, il teste en permanence ceux qu'il trouve faible, juge sans jamais catégoriser. Il n'est pas bête, curieux et passe-partout. Le genre de gars fidèle qui ne ferait pas de mal à une mouche s'il n'avait pas ce satané caractère d'utopiste.
Peut-on l'approcher?
Nous avons bien essayé. En général il ne refuse pas le contact, mais il prend ses précautions. Il n'envoie personne d'autre à sa place mais s'assurera d'être le premier sur les lieux de la rencontre. Il y a quelques années, les services belges et français ont eu l'occasion de discuter avec lui. C'est pourquoi nous en savons autant sur lui, autant et peu à la fois, étant donné son instabilité. Selon ce que les agents ont rapporté, il endort son contact en lui faisant croire qu'il a confiance, qu'il se sent inférieur. Il manipule. Aucune infiltration du mouvement n'est possible, à mon sens.
Pourquoi?
Il vit au grand jour, non pas que la population le connaissance. Dans les milieux qui lui sont utiles, il est connu. Comme il n'est pas fiché les agents de terrain et la police ont du mal à le pister, il nous manque un portrait. Tout ce dont nous disposons ce sont des bribes d'information sur son apparence physique. Un amalgame de clichés inutiles. Ce qui est assez remarquable c'est que, contrairement à il y a une dizaine d'années encore, le mouvement vit et prospère en vase clos. S'il faut recruter, ils vont chercher des sortes d'intérimaires. Ils travaillent rarement plus de trois ou quatre jours. Nous en avons retrouvé mais peu d'entre eux acceptent de parler.
Que font-ils pour le mouvement?
Du renseignement, uniquement. Les quelques uns qui ont parlé l'ont fait pour l'argent, plus que ce que le mouvement leur donne. Après les avoir attiré, il semble qu'une sorte de recruteur les jauge. Il trie, ceux qui ne conviennent sont renvoyés dans la rue. Ce sont des SDF. Les autres ont chaque fois reçu une adresse à surveiller. Apparemment ils s'intéressent tout particulièrement aux commissariats et à quelques maisons de pontes de la police locale. J'ai émis une hypothèse: se sachant régulièrement épiés, les membres du mouvement utilisent ces imbéciles pour observer les allées et venues des patrouilles. Si une voiture banalisée sort, ils doivent se rendre en un point de rendez-vous convenu à l'avance.
Le même pour tous?
Oui sauf qu'une fois sur trois, il n'y a personne pour les accueillir. La seconde hypothèse étant qu'ils voulaient nous mener en bateau, nous faire croire qu'ils savent qui les surveille, quand et comment. Ce qui est assez réussi je dois dire, puisqu'au lieu de tracer une quarantaine de types, ils ont doublé notre charge de travail. Cependant je ne peux affirmer ni infirmer aucune de ces deux hypothèses, pour autant que l'on sache, ils peuvent être en train de préparer quelque chose. Dans les cas, il s'agit d'une diversion."
Retour dans les pénates. Une odeur de renfermé, un sol poussiéreux, un semblant d'ordre. Les ampoules mettent du temps à dispenser une lumière généreuse, tant mieux. Dehors la pluie tombe sans discontinuer, aucun son ne filtre pourtant. Les larges fenêtres isolent le studio de l'important axe routier qu'elles regardent de haut. John ouvre l'une d'elles, courant d'air rafraîchissant, martinet de pluie, un bonheur très relatif, une délivrance très limitée. Non, ce soir il n'avait pas envie de sortir. S'il ouvre la fenêtre c'est uniquement pour entretenir l'intérieur, à contre coeur vu les températures hivernales. Demain est un autre jour, d'autres corvées viendront égayer son quotidien. En attendant, la nuit pèse lourdement sur son esprit. A quoi bon avoir tant lutter si, par la faute de quelques ronds de cuir, l'étendard du mouvement continue de mériter la potence plus qu'une vitrine de musée. En France, combien sont-ils à faire l'apologie de la résistance? Ce pays est-il perdu en reniant ceux-là même qui se sont offerts au nom de la liberté de tous? John se gifle, doucement, le réveil n'a pas à être brutal. Il veut juste que toutes ces voix se taisent, qu'elles quittent sa conscience et le laissent se concentrer sur plus urgent.
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L'agonie de la rue
Un coin de rue comme tant d'autres dans cette ville. Excepté sa destination, la grande bâtisse qui le matérialise n'est rien d'autre qu'une relique du passé. Un ancien lieu de gloires professionnelles. Fonctionnaires ou employés, nul ne sait plus qui y a vécu sa carrière. Qu'importe d'ailleurs, il n'est plus à présent que le rendez-vous des misérables. Et cette foule qui tous les soirs de la semaine se rassemble retient son souffle. Parmi les quidams qui peuplent les rues le jour et les hante la nuit, certains entreront. Certains n'auront pas cette chance, ils retourneront affronter un hiver incertain. Parfois ils ne se relèvent pas, alors qu'il leur aurait suffit d'un court instant de repos, au chaud, dans un lit, avant de replonger dans l'enfer de leur esprit.
A quelques mètres de là, dans la longue rue qui borde les plus prestigieux lieux de pouvoir, un autre monde. Quelques appartements empilés que l'on croise brièvement du regard lorsqu'ils sont éclairés. Puis on s'en va rejoindre son chez soi, heureux de ne pas avoir à supporter quelques dizaines de mètres carré seulement. Une autre misère, celle de la routine. Celle des êtres qui vouent leur existence à grappiller quelques deniers pour s'offrir le luxe de ne pas avoir à faire la queue. Pour quoi? Une nuit de vie supplémentaire, un confort improbable.
A bord de cet esquif urbain, tous n'ont pas le même destin. Certains servent leurs intérêts, égoïstement. D'autres rêvent, sans avenir, mais leur futur en main. Croient-ils. Pauvres bougres de citadins, ils en oublient même dans quel pétrin leur naissance les a mis. Une société vouée à l'échec répétitif, à la perte d'une vision qui avait jadis mené l'humanité vers ce que quelques philosophes ont pompeusement nommé le progrès. Triste histoire que celle-là, sauf pour l'un d'eux. Lui n'a pas voulu occulter les leçons du passé, sans doute inspiré par la folie d'un père qui a trop souvent vendu son âme au diable. Ses hommes l'ont appelé capitaine, ses ennemis l'ont haï sans jamais pouvoir l'atteindre. Des idéaux l'ont propulsé au sommet d'une gloire qu'aucun homme ne souhaite connaître un jour. Au point de devenir le symbole d'une lutte trop longtemps perdue, jusqu'à ce que ...
Son fils n'a pas eu à reprendre le flambeau. Son seul héritage: un système fondé sur l'espoir que le meilleur est à venir. Pourtant il ne veut ni peut oublier le sacrifice de quelques-uns, au nom de cette liberté qui a mu leurs actes les plus barbares. Communistes, fascistes, utopistes, écologistes, ... tous partagent le même fardeau. Un poids mort qui leur donne l'image du prisonnier attaché à son boulet. Une image d’Épinal si l'on veut, car qui à part nos ancêtres a jamais eu l'occasion de voir réellement de quoi il était question. De la terreur, de l'esclavagisme, de la mort. Ces fous refusent ces mots, les concepts qu'ils cachent et exposent au grand jour, mais ailleurs. On se donne bonne conscience, on oublie. Pas eux.
Opportunément prénommé John, le gamin file vers la trentaine. Sa vie de bohème, il la doit à quelques choix pré-mâchés. Il ne l'a jamais regretté, c'était son choix, même dicté par l'auréole d'un père considéré par ceux qui restent comme un héros. Des siècles de conflit contre une puissance hégémonique, encline aux pires bassesses pour s'assurer le soutien d'un peuple paralysé par la peur. Puis en 1997, tout change. Le peuple, par la force de caractère d'une poignée, obtient sa liberté. Relative encore, il faudra dix années de tractations politiques pour vaincre la fragilité d'un état qui n'a rien pour lui. John savait cela à l'époque, son père ne l'aurait pas accepté, John oui, mais à une condition: rester éveillé.
Entre deux services chichement payés, il est en veille. Combat chaque jour pour conserver un semblant d'unité parmi les rudes gaillards que son père a mené au combat. Le sang des morts, la boue des champs de bataille, la traîtrise des hommes, John n'a rien connu de tout cela. Il a appris des meilleurs ce dont il espère n'avoir jamais besoin. Après tout, le vingt et unième siècle n'a jamais promis que la prospérité et la paix. Il y croit et fait tout pour que cela demeure ainsi, mais refuse de s'endormir dans la monotonie d'une société souvent trop bien-pensante. Ou est-elle inquiète de rompre le fragile équilibre qui la maintient en place?
Un coin de rue comme les autres donc, à part cet amas de misérables sacrifiés au profit de l'intérêt général. D'une politique de secours à peine suffisante. Pour John et ses amis, un véritable vivier. On y trouve de tout, clandestins polyglottes, experts en des matières que l'on étudie plus à moins de s'assurer un train de vie de seigneur, alcooliques et drogués, quelques jeunes perdus dans la masse, des familles parfois. Si la cruauté a quitté le mouvement, le cynisme reste de mise. Jamais il n'a cru en l'utopie d'une communauté unie dans l'opulence, où personne ne perd. Ces gens sont de toute façon déjà morts aux yeux du monde, et quand bien même s'en sortiraient-ils, ils cacheraient pudiquement leur misère d'un temps. Si bien qu'il suffit de leur promettre un fixe, quelques euros qu'ils ne méritent pas encore, pour leur faire tourner leur veste. Ils l'avaient déjà ôtée à vrai dire, leur passion pour la vie n'étant plus là. Modestement ils font leurs comptes, un revenu légal - l'aumône de la bonne conscience générale - ajoutée à ce fixe, ils peuvent alors s'offrir un chez-eux. Même provisoire, c'est toujours mieux que de patienter dans le froid dans l'espoir d'être tout aussi froidement accueilli.
Les mendiants ne font pas l'affaire à ce jeu, trop lâches. Rarement assez visionnaires. Ils épouseraient une cause, quelle qu'elle soit, pourvu qu'elles leur offre le café du matin en guise de petit-déjeuner. Les clandestins se révèlent quelques fois être de bonnes surprises, des coups de poker pour le futur. Malheureusement ils ne s'adaptent que très rarement à cette nouvelle vie. Quand ils ne se font pas pincer par l'immigration, ils quittent d'eux-mêmes le pays, encore rêveurs. Rares sont les expatriés qui trouvent une justification à un séjour prolongé, surtout si la terre d'accueil ne leur a montré que de la pitié. Un sur cent, peut-être, est une bonne affaire. Les jeunes, trop fougueux, on les oublie d'office. Particulièrement les perdus, les drogués et les fumistes. Pas de familles, leur sacrifice n'en vaut plus la peine, trop ont déjà tout donné, avant. Il reste les forts, qui ne se distinguent des faibles que parce qu'ils ne s'agenouillent pas. Ils ne mendient pas, ils patientent, fomentent, exercent leurs pensées et attendent inutilement qu'une idée lumineuse éclaircisse leurs cieux. Eux ont à offrir leur corps et n'ont pas forcément perdu toutes leurs facultés. Le recrutement, c'est deux fois par semaine, lundi et vendredi. Entre ces deux journées, le creux de la vague où personne ne vit dans les rues, si ce ne cette poignée de pathétiques.
A quelques mètres de là, dans la longue rue qui borde les plus prestigieux lieux de pouvoir, un autre monde. Quelques appartements empilés que l'on croise brièvement du regard lorsqu'ils sont éclairés. Puis on s'en va rejoindre son chez soi, heureux de ne pas avoir à supporter quelques dizaines de mètres carré seulement. Une autre misère, celle de la routine. Celle des êtres qui vouent leur existence à grappiller quelques deniers pour s'offrir le luxe de ne pas avoir à faire la queue. Pour quoi? Une nuit de vie supplémentaire, un confort improbable.
A bord de cet esquif urbain, tous n'ont pas le même destin. Certains servent leurs intérêts, égoïstement. D'autres rêvent, sans avenir, mais leur futur en main. Croient-ils. Pauvres bougres de citadins, ils en oublient même dans quel pétrin leur naissance les a mis. Une société vouée à l'échec répétitif, à la perte d'une vision qui avait jadis mené l'humanité vers ce que quelques philosophes ont pompeusement nommé le progrès. Triste histoire que celle-là, sauf pour l'un d'eux. Lui n'a pas voulu occulter les leçons du passé, sans doute inspiré par la folie d'un père qui a trop souvent vendu son âme au diable. Ses hommes l'ont appelé capitaine, ses ennemis l'ont haï sans jamais pouvoir l'atteindre. Des idéaux l'ont propulsé au sommet d'une gloire qu'aucun homme ne souhaite connaître un jour. Au point de devenir le symbole d'une lutte trop longtemps perdue, jusqu'à ce que ...
Son fils n'a pas eu à reprendre le flambeau. Son seul héritage: un système fondé sur l'espoir que le meilleur est à venir. Pourtant il ne veut ni peut oublier le sacrifice de quelques-uns, au nom de cette liberté qui a mu leurs actes les plus barbares. Communistes, fascistes, utopistes, écologistes, ... tous partagent le même fardeau. Un poids mort qui leur donne l'image du prisonnier attaché à son boulet. Une image d’Épinal si l'on veut, car qui à part nos ancêtres a jamais eu l'occasion de voir réellement de quoi il était question. De la terreur, de l'esclavagisme, de la mort. Ces fous refusent ces mots, les concepts qu'ils cachent et exposent au grand jour, mais ailleurs. On se donne bonne conscience, on oublie. Pas eux.
Opportunément prénommé John, le gamin file vers la trentaine. Sa vie de bohème, il la doit à quelques choix pré-mâchés. Il ne l'a jamais regretté, c'était son choix, même dicté par l'auréole d'un père considéré par ceux qui restent comme un héros. Des siècles de conflit contre une puissance hégémonique, encline aux pires bassesses pour s'assurer le soutien d'un peuple paralysé par la peur. Puis en 1997, tout change. Le peuple, par la force de caractère d'une poignée, obtient sa liberté. Relative encore, il faudra dix années de tractations politiques pour vaincre la fragilité d'un état qui n'a rien pour lui. John savait cela à l'époque, son père ne l'aurait pas accepté, John oui, mais à une condition: rester éveillé.
Entre deux services chichement payés, il est en veille. Combat chaque jour pour conserver un semblant d'unité parmi les rudes gaillards que son père a mené au combat. Le sang des morts, la boue des champs de bataille, la traîtrise des hommes, John n'a rien connu de tout cela. Il a appris des meilleurs ce dont il espère n'avoir jamais besoin. Après tout, le vingt et unième siècle n'a jamais promis que la prospérité et la paix. Il y croit et fait tout pour que cela demeure ainsi, mais refuse de s'endormir dans la monotonie d'une société souvent trop bien-pensante. Ou est-elle inquiète de rompre le fragile équilibre qui la maintient en place?
Un coin de rue comme les autres donc, à part cet amas de misérables sacrifiés au profit de l'intérêt général. D'une politique de secours à peine suffisante. Pour John et ses amis, un véritable vivier. On y trouve de tout, clandestins polyglottes, experts en des matières que l'on étudie plus à moins de s'assurer un train de vie de seigneur, alcooliques et drogués, quelques jeunes perdus dans la masse, des familles parfois. Si la cruauté a quitté le mouvement, le cynisme reste de mise. Jamais il n'a cru en l'utopie d'une communauté unie dans l'opulence, où personne ne perd. Ces gens sont de toute façon déjà morts aux yeux du monde, et quand bien même s'en sortiraient-ils, ils cacheraient pudiquement leur misère d'un temps. Si bien qu'il suffit de leur promettre un fixe, quelques euros qu'ils ne méritent pas encore, pour leur faire tourner leur veste. Ils l'avaient déjà ôtée à vrai dire, leur passion pour la vie n'étant plus là. Modestement ils font leurs comptes, un revenu légal - l'aumône de la bonne conscience générale - ajoutée à ce fixe, ils peuvent alors s'offrir un chez-eux. Même provisoire, c'est toujours mieux que de patienter dans le froid dans l'espoir d'être tout aussi froidement accueilli.
Les mendiants ne font pas l'affaire à ce jeu, trop lâches. Rarement assez visionnaires. Ils épouseraient une cause, quelle qu'elle soit, pourvu qu'elles leur offre le café du matin en guise de petit-déjeuner. Les clandestins se révèlent quelques fois être de bonnes surprises, des coups de poker pour le futur. Malheureusement ils ne s'adaptent que très rarement à cette nouvelle vie. Quand ils ne se font pas pincer par l'immigration, ils quittent d'eux-mêmes le pays, encore rêveurs. Rares sont les expatriés qui trouvent une justification à un séjour prolongé, surtout si la terre d'accueil ne leur a montré que de la pitié. Un sur cent, peut-être, est une bonne affaire. Les jeunes, trop fougueux, on les oublie d'office. Particulièrement les perdus, les drogués et les fumistes. Pas de familles, leur sacrifice n'en vaut plus la peine, trop ont déjà tout donné, avant. Il reste les forts, qui ne se distinguent des faibles que parce qu'ils ne s'agenouillent pas. Ils ne mendient pas, ils patientent, fomentent, exercent leurs pensées et attendent inutilement qu'une idée lumineuse éclaircisse leurs cieux. Eux ont à offrir leur corps et n'ont pas forcément perdu toutes leurs facultés. Le recrutement, c'est deux fois par semaine, lundi et vendredi. Entre ces deux journées, le creux de la vague où personne ne vit dans les rues, si ce ne cette poignée de pathétiques.
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